Scarlet Heroes
Scarlet Heroes de Kevin Crawford est un jeu paru au début de l’année 2014 et construit autour d’une idée qui pourrait paraître saugrenue : permettre de faire du jeu à l’ancienne, mais avec juste un meneur et un joueur. Conçu pour être utilisé à la fois comme un jeu à part entière ou comme une couche se rajoutant à un jeu OSR, il est vrai que sa démarche peut paraître surprenante. Toutefois, outre la promesse de pouvoir réutiliser le matériel déjà publié pour D&D, ce jeu à deux peut être un moyen rêvé de faire découvrir notre loisir en douceur.
Kevin Crawford, son auteur, est l’infatigable moteur derrière les productions Sin Nomine Publishing. Depuis fin 2010, il a sorti une bonne quarantaine de jeux et suppléments, de Star Without Numbers (qui devrait sortir chez John Doe si je ne dis pas de bêtises) au dernier Silent Legions en passant par Red Tide, Other Dust, etc. En général, ses jeux se caractérisent par un système de résolution très proche du vénérable ancêtre et des couches qui se rajoutent dessus, généralement beaucoup plus innovantes et enthousiasmantes. Au départ, celles-ci servaient principalement à générer des mondes à la volée, mais, au fur et à mesure des parutions, Kevin les a tellement développées et étendues que ses jeux en deviennent de véritables boîtes à outils thématiques. Ainsi Silent Legions pourra-t-il facilement faire office de générateur de conspirations et autres cultes, même si on ne joue pas au jeu en lui-même.
Quoi qu’il en soit, Kevin Crawford vient partager avec nous suite à son expérience sur Scarlet Heroes. Celle-ci est d’autant plus précieuse qu’il essaye de donner un autre son de cloche, notamment en adoptant une perspective liée au processus de production. Celle-ci est relativement rare dans cette rubrique, généralement beaucoup plus orientée game design, mais on ne saurait faire l’économie de l’une ou l’autre de ces dimensions.
Pour découvrir Scarlet Heroes : http://www.sinenomine-pub.com/?cat=8
Pour découvrir le site de Sin Nomine Publishing : http://www.sinenomine-pub.com/
0. Introduction
Mes 5 trucs sont surtout à destination des petits éditeurs indépendants (NdT : attention, pas au sens forgien) qui veulent être payés pour ce qu’ils font. Les autres participants à ce projet ont déjà fait un super boulot pour partager des choses utiles concernant le game design ou la thaumaturgie ludique, et il faut bien avouer que si vous voulez gagner de l’argent, écrire un jeu qui soit effectivement bon est généralement la première étape. Mais cela ne suffit pas. Beaucoup de jeux excellents ont sombré sous les vagues de notre hobby dans l’indifférence totale, sans générer le moindre retour sur l’argent ou le temps investi dans leur conception. Certains créateurs trouvent cela acceptable, louable même. Ce n’est pas mon cas.
Dans la suite de cet article, je vais prendre l’exemple de Scarlet Heroes. C’est là où les leçons que j’ai apprises dans mes premiers jeux ont enfin commencé à faire sens et à avoir des résultats financiers visibles. D’autres auteurs auront sans doute des priorités différentes quant à comment tirer une rémunération de leur travail, mais les points qui suivent ont tous été payants pour moi. Si l’idée de vous faire payer ne vous intéresse pas, vous pouvez vous arrêter de lire sans grand risque, mais vous pourriez tout aussi bien y trouver quelque chose qui vous fasse prendre goût à cette idée.
1. Les gens achètent des choses, pas des idées
En tant que hobby, nous sommes entourés par les idées géniales et les settings engageants. N’importe qui avec une demi-heure devant lui peut parcourir les forums et blogs rôlistes et ratisser une double portion de petits bijoux scénaristiques et d’idées de campagnes captivantes. Il n’y rien qui soit aussi bon marché qu’une bonne idée.
Mais être payé pour cette bonne idée exige la création d’un objet spécifique disponible à relative grande échelle, qu’il s’agisse d’un fichier numérique ou de quelque chose de plus tangible obtenu à force de travailler la pulpe de bois. Si ce que vous faites n’est pas de créer cet objet, alors cela ne contribuera pas à ce que vous soyez payés. Twitter ne vous paye pas. Pas plus que votre blog ou vos commentaires sur G+. Vous touchez de l’argent que quand vous devenez une ligne sur le relevé de compte de quelqu’un d’autre. Tout le temps que vous passez à faire autre chose ne peut au mieux que de vous apporter des opportunités d’avoir une chance de devenir cette ligne.
Dans le cas de Scarlet Heroes, j’avais eu une idée ingénieuse pour faire en sorte de jouer des aventures à l’ancienne avec un joueur et un meneur sans avoir à réécrire tout le scénario original. J’avais même fait un supplément gratuit pour expliquer comment s’y prendre. Des tas de gens ont aimé ce supplément gratuit et il a été téléchargé environ 3 800 fois. C’était super que les gens l’apprécient ainsi, mais cela ne m’a pas rapporté un sou. Quand j’ai vu qu’il plaisait à autant de gens, la conclusion qui s’est imposée a été de leur proposer quelque chose pour laquelle ils seraient prêts à payer. Et c’est comme ça que Scarlet Heroes est né.
2. Tout est dans le détail
La création d’un livre, d’un PDF ou d’un ePub repose surtout dans le soin apporté aux détails. Ceux-ci sont la manifestation concrète et précise de choix créatifs sur la page qui va prendre forme devant vous. C’est décider que les marges de tête et le grand fond seront d’un demi-pouce, alors que celle de pied sera de 0,75 pouce et le petit fond de 0,625. C’est choisir cette illustration et l’insérer à cet endroit de la page ou quel sera le sujet abordé sur cette double page-là. C’est compiler votre index en vous y prenant mot après mot et en croisant avec votre table des matières pour vous assurer que les entrées figurent à la bonne page. C’est ajuster votre illustration de couverture de façon à ce que ce qui doit être sur la tranche ne dépasse pas sur cette dernière. C’est chaque petit détail l’un après l’autre.
Les grands concepts sont géniaux, mais si vous devez un jour passer à la réalisation concrète de quelque chose, vous n’aurez pas d’autre choix que de mettre les mains dans le cambouis et de vous réconcilier avec les détails. Vous devez vous astreindre à les prendre tous à bras le corps. Ou au moins tous ceux pour lesquels vous ne payez pas quelqu’un pour le faire à votre place. C’est simple : si votre idée géniale est mise en page, que tout est écrit et que vous avez pris soin de tout sauf d’un unique, minuscule, insignifiant petit détail et que celui-ci s’avère crucial, vous n’êtes pas payé. Pour Scarlet Heroes, ce petit détail était le livret de démarrage que j’avais promis en palier de la campagne kickstarter. Alors même que j’avais l’argent déjà en main, tant que je n’avais pas retaillé le texte et mis les illustrations en page pour le livret, le boulot n’était pas fini. Il n’était pas « presque fini », il n’était pas « en cours de développement », il était juste « pas fini ». Et tant que vous n’avez pas fini, ou tant qu’il vous reste encore des détails dont vous devez vous occuper, vous n’êtes pas payé.
3. Travaillez quand vous en avez le moins envie
De nombreux auteurs font des jeux uniquement pour le plaisir esthétique qu’ils en retirent, ou pour la joie de faire quelque chose et le partager avec les autres. La création de jeux est une façon fertile et saine pour ces gens de s’amuser, de faire des jolies choses et de se relaxer. À moins d’être un génie ou d’avoir un coup de chance inexplicable, ce n’est pas une bonne façon d’aborder les choses si on veut réussir à en tirer une rémunération.
Si vous faites partie des gens qui comme nous ne sont pas spécialement doués, vous allez gagner votre pain en suant sang et eau. Vous allez passer des heures à avaler les couleuvres que vont vous imposer des dizaines de détails soi-disant anodins, à retravailler votre texte, à faire tout ce pour quoi vous n’êtes pas prêt à payer quelqu’un d’autre pour qu’il le fasse à votre place, jusqu’à ce que finissiez le dernier détail et ayez enfin un jeu valable et vendable. À un moment ou un autre, vous allez détester ça. C’est inévitable. Vous allez en baver, parce que cette soi-disant idée géniale sera devenue un parasite intolérable vous pourrissant la vie. C’est tout aussi inévitable. C’est naturel, normal, et c’est à vous de dépasser ces phases-là. Plein de fois, Scarlet Heroes m’a semblé être comme un fer rouge me lacérant le dos, mais il fallait que je le finisse si je voulais pouvoir un jour profiter des fruits de mon travail.
Parce que personne n’en a rien à foutre de votre souffrance. Votre mère, peut-être. Votre époux (se), peut-être, vu que vous la leur imposez. Vos enfants peuvent éventuellement le remarquer. Mais vos lecteurs potentiels ? Ils n’en ont rien à foutre. Ils veulent le jeu, et ils ne peuvent l’obtenir qu’une fois que vous vous êtes attelé à la tâche, avez travaillé malgré cette souffrance et livré ce que vous deviez. Et comment ils vous montrent qu’ils en ont quelque chose à faire ? Ils vous donnent de l’argent. Ils vous donnent des petits bouts de leur vie qu’ils ont utilisés pour gagner cet argent, les heures où eux-mêmes ont souffert ou fait des choses fastidieuses pour obtenir ce que vous leur offrez.
Se faire mousser en ligne, c’est gratifiant, mais quand quelqu’un échange l’équivalent de quatre heures à étaler de l’asphalte en plein été contre le bouquin que vous venez d’écrire, ils vous font un bien meilleur compliment que n’importe quel nombre de « +1 » ou de « Like ».
4. Respectez vos limites
Je suis un illustrateur pitoyable. J’ai deux mains gauches lestées de plomb et elles n’engendrent que des calamités visuelles. Ce n’est pas bien dur à admettre, et c’est pour cela que j’ai dû payer quelqu’un pour illustrer mes livres. C’est beaucoup plus dur d’être confronté au pitch d’un jeu, d’un supplément ou d’un texte de fiction et devoir admettre : « non, je ne peux vraiment pas gérer ce truc-là ». Pour tout dire, il n’y a presque rien d’aussi abondant et peu engageant que le travail que l’on remet à demain et on préfère tous réfléchir au produit fini et à sa qualité fantasmée qu’au temps et aux efforts nécessaires pour y arriver. La tête d’un auteur a naturellement tendance à gommer les centaines de petits détails et autres contraintes inhérentes à la création pour ne voir que la merveille qui attend d’être produite.
Pour Scarlet Heroes, mon Kickstarter était très simple. Je proposais le livre, qui était déjà écrit, et les paliers supplémentaires consistaient à offrir les illustrations pour un usage personnel ou commercial gratuit et un livret de démarrage rapide du jeu. Pas de T-shirt, pas de figurines, ni aucun de ces hérauts habituels de la ruine des projets crowdfundés. Je suis sûr que si j’avais offert plus de matériel, j’aurais pu me faire plus d’argent, mais j’aurais aussi hypothéqué mes efforts créatifs des mois à venir à simplement essayer de tenir les promesses faites alors. Au moment du lancement de la campagne, mon travail créatif était pour ainsi dire terminé. Je n’avais qu’à attendre pour les illustrations et commencer à travailler sur Silent Legions. Ainsi, Scarlet Heroes sortit avec des mois d’avance et Silent Legions fut prêt à être kickstarté à peine sept mois plus tard.
5. Ne jamais s’arrêter de bosser
Une des raisons qui poussent les personnes sensées et rationnelles à écarter la création de JdR comme une activité rentable est qu’elle demande une quantité de travail extrêmement élevée. Quiconque en ayant l’envie peut mettre un crève-cœur (NdT : dans ce cas, un jeu maison qui se résume en général à une variation d’un autre jeu déjà commercialisé) en PDF et cela ne demande guère plus de travail pour produire un livre de qualité indé/amateur. Cependant, si vous voulez en obtenir une rémunération significative, soit vous devez écrire le futur hit qui a échappé à tout le monde alors même que tous les rôlistes le réclament à cor et à cri, soit vous devez écrire plein de bons livres. Pour la plupart d’entre nous, la première option n’en est pas une.
Vous ne ferez pas beaucoup sur votre premier produit. Vous en ferez un petit peu plus sur votre deuxième, si le premier n’était pas trop mauvais. Quand vous attendrez votre sixième ou votre septième, si vous avez été capable de maintenir un bon niveau de qualité et de fournir ce que veulent vos lecteurs, vous devriez commencer à voir un effet boule de neige. Ces quatre dernières années, mon revenu issu du JdR a doublé tous les ans. Je ne m’attends pas à ce qu’il en soit de même cette année, mais je pense qu’il continuera à augmenter et, même sans ça, j’arrive à mener un train de vie de classe moyenne ou confortable juste grâce à ce que j’écris. Ceci n’est pas arrivé parce que je suis un écrivain si talentueux que cela a suffi à réaliser ce que la plupart des éditeurs indépendants ne font qu’évoquer en rigolant, mais parce que je fuis le sommeil, le réconfort et la lumière du soleil. J’ai du travail à faire.
Sur le Kickstarter et les ventes de l’année dernière, Scarlet Heroes m’a rapporté un bénéfice net avant impôts de 17 000 dollars. Silent Legions est en vente depuis moins de six mois, mais entre OneBookShelf et le Kickstarter, il m’a déjà rapporté plus de 18 000 dollars de bénéfice net. Je suis en train de mettre la touche finale à Starvation Cheap, un supplément dont je devrais lancer la campagne incessamment sous peu, et j’ai un autre jeu à part entière dans mes tiroirs. Je voudrais arriver à le finir pour lancer sa campagne de financement en novembre, sous réserve que Starvation Cheap soit fini à temps et livré d’ici là. Ces produits devraient me rapporter de l’argent, mais uniquement si j’arrive à les terminer à temps. Et le seul moyen de les terminer à temps est de ne jamais s’arrêter de travailler.
Ces 5 trucs peuvent sembler bien éloignés des joies de la création et l’art élégant du game design. C’est le cas. Appliquer ces principes pourra aussi bien vous permettre de faire une douzaine de jeux épouvantables qu’une douzaine de bons jeux, mais ils vous permettront de faire une douzaine de jeux commercialisables. Toutes les meilleures idées du monde, comme toutes les expérimentations créatives, ne vous donneront pas la moindre page imprimée tant que vous ne vous prendrez pas par la main pour mettre en œuvre vos idées. Tout processus créatif implique de la douleur, de la frustration, de la rigueur et des phases de désespoir. L’accepter et vous préparer à les dépasser et le seul moyen de faire en sorte que vos capacités créatives deviennent visibles pour le reste du monde.
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