10 leçons pour 10 ans de game design

L’article qui suit est de James Youngman (@LazyAhab), un concepteur de jeux vidéos travaillant pour Z2 et qui a notamment participé à des titres comme Murdered Soul Suspect. Il a écrit récemment un article sur les 10 choses qu’il aurait aimé savoir lorsqu’il a commencé son activité et m’a autorisé à publier sur Tartofrez. Comme je l’ai trouvé très intéressant et, à quelques détails près, aussi bien adapté au jeu de rôle qu’au jeu vidéo, j’ai profité d’avoir quelques heures de libres cette nuit pour le traduire (il n’est pas relu pour l’instant). Finalement, on n’est pas très loin d’un 5 trucs.

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Décembre 2015. Cela va faire dix ans ce mois-ci que j’exerce en tant que game designer professionnel. Je voudrais me servir du prétexte de cet anniversaire pour partager quelques-unes des nombreuses choses que j’ai pu apprendre durant toutes ces années. Cela permettra peut-être de gagner du temps à ceux qui commencent aujourd’hui, et cela m’aidera sans doute, dans dix ans, à voir ce que j’aurais découvert de nouveau entre-temps. Aussi, trêve de blabla, voici dix leçons apprises en dix ans comme game designer.

 

1. Le game design est l’art de la contextualisation

 

Lors de mon tout premier entretien, pour mon tout premier poste, un des game designers qui participaient aux recrutements m’a dit quelque chose qui m’a frappé : « le boulot du game designer, ce n’est pas d’avoir toutes les idées, c’est de savoir choisir les bonnes. ». Cela s’est avéré particulièrement vrai. Il n’y a pas de poste qui consiste simplement à être celui qui a les idées. Non seulement elles ne viendront pas toutes de vous, mais vous allez devoir mettre les mains dans le cambouis pour leur donner forme. Tous ceux avec qui vous allez travailler vont avoir des idées concernant le jeu. Évitez de les rejeter sous prétexte qu’elles ne viennent pas d’un autre game designer : ce type d’arrogance est toxique et n’a pas sa place dans un environnement de travail.

Ce dont vous aurez vraiment besoin, c’est de savoir juger de la valeur de ces idées, qu’elles viennent de vous, d’un autre concepteur, du reste de l’équipe ou des playtesters. Vous devez identifier celles qui correspondent bien au jeu que vous être en train de faire et qui sont faisables avec les ressources à votre disposition. C’est ce que fait vraiment un game designer avec les idées, ce qui le rend compétent ou pas. C’est impossible de dire si une idée est bonne ou mauvaise dans l’absolu, sans contexte. Si je vous demande si le jeu sur lequel je travaille devrait inclure une mécanique de saut, vous devriez être incapable de me répondre tant que je ne vous ai pas expliqué ce que je suis en train de faire et donc, tant que vous n’avez pas réussi à évaluer si une telle mécanique correspond à ce que je veux faire ou si c’est une aberration des plus étranges.

En game design, le contexte est roi. Juger de la pertinence des idées en fonction de celui-ci.

 

2. Toutes choses égales par ailleurs, le design le plus simple est le meilleur.

 

On a toujours tendance à rendre un système ou une formule plus complexes. Mais c’est quelque chose que l’on fait pour se faire plaisir, pas pour faire plaisir aux joueurs. Si un jeu n’est pas assez simple pour que les joueurs puissent accéder facilement à ses fonctionnalités, à quoi cela sert-il ? Les systèmes les plus complexes sont aussi les plus difficiles à enseigner aux joueurs, il ne faut donc pas uniquement qu’ils génèrent une meilleure expérience, mais que celle-ci soit d’autant meilleure que la transmission est ardue.

Pour expliquer comment marche la complexité lorsqu’on crée un jeu, je fais souvent une comparaison avec les problématiques de poids dans un vaisseau spatial. Si vous voulez envoyer quelque chose dans l’espace, cela vous coûte environ 4 700 € le kilo. Vous pouvez certes en rajouter, mais vous avez intérêt à vous assurer que tout ce que vous envoyez en orbite servira à quelque chose une fois là-bas. C’est la même chose en game design : transmettre des systèmes complexes aux joueurs est coûteux et générateur d’erreurs. Soyez sûr que vous donnez aux joueurs quelque chose qui mérite le temps qu’ils ont passé à l’apprendre.

 

3. Les innovations sont généralement des évolutions, pas des révolutions.

 

Dans notre secteur, on ne cesse d’insister sur l’innovation. Mais, une fois dans les tranchées, ce n’est plus si impressionnant. Prenez votre jeu soi-disant innovant préféré. Où se trouve l’innovation ? Dans quelle mesure l’expérience proposée se base-t-elle sur la nouveauté ou sur ce qui est déjà connu ? En quoi est-ce différent de tout ce qui a été publié un peu avant ? Vous avez pas mal de chance d’avoir un jeu qui est en grande partie classique en ce qui concerne ses mécaniques, mais mettant en avant quelques modifications plutôt malines. Ce n’est sans pas aussi sexy qu’un jeu au concept révolutionnaire, mais cela a de grandes chances d’en être un mieux.

Une évolution certes plus lente, mais incrémentale a aussi beaucoup à apporter, et c’est sans doute ce qui fait que notre média avance. Souvent les designers essayent de réinventer la roue, mais c’est un effort vain : bâtissez sur les travaux de ceux qui vous ont précédé, vous pourrez ainsi vous concentrer sur quelques points spécifiques où vous innoverez. C’est là qu’il faut faire du nouveau et de l’excitant ! Ce sont les parties de votre jeu sur lesquelles vous allez passer le plus de temps, que ce soit pour les concevoir, les finaliser ou les expliquer aux joueurs.

Attendez-vous ensuite à ce qu’un autre jeu pointe le bout de son nez avec une version plus aboutie de ce qui était votre innovation. Cela vous frustrera peut-être, mais essayez de le voir comme un compliment : cela veut dire que votre conception en a inspiré d’autres, et que vos pairs ont été capables d’apprendre de vos efforts, et donc d’élargir le champ des possibilités qui s’offrent à nous.

 

4. Le développement d’un jeu se fait à plusieurs

 

Un ami scénariste m’a dit un jour quelque chose qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux game designers : « Si tu veux un contrôle créatif total, écrit un roman. » Les jeux se font à plusieurs et peu importe à quel point votre vision est brillante, peu importe la clarté avec laquelle vous la transmettez, peu importe l’enthousiasme que met l’équipe à la réaliser, le jeu qui va sortir de tout ça sera différent de ce que vous avez imaginé. À la fois à cause des réalités de la production et parce que tous ceux qui vont y travailler vont laisser leur empreinte dessus.

Et c’est une bonne chose ! Nous travaillons dans un secteur dans lequel nous sommes entourés de gens intelligents, créatifs, talentueux et passionnés. Quel luxe ! Au lieu de jalousement garder vos idées et notre vision, comme un dragon couché sur un tas de pièces d’or qu’il ne peut dépenser, partagez-les avec votre équipe et laissez-les les modifier, leur donner une autre forme et même parfois les remplacer par d’autres. Souvenez-vous, le but est de faire le meilleur jeu possible, pas le jeu qui correspond exactement à ce que veut le designer et lui seul. Vous ne pouvez pas y arriver tout seul et essayer de le faire est de la folie. Au contraire, confrontez-vous aux perspectives des membres de votre équipe, surtout celles qui contrastent avec les vôtres.

Tout ça fait que vos capacités sociales sont une part importante de votre compétence degame designer. Rien à voir avec les stéréotypes qui veut que les développeurs soient des geeks et que personne n’en ait rien à faire de leur aisance sociale tant que le boulot est fait. C’est une légende. La vérité, c’est que vous allez passer énormément de temps à échanger avec les membres de votre équipe, et notamment durant des périodes déjà très stressantes. Votre savoir-être sera critique. Souvenez-vous qu’il y a plein de gens aussi talentueux que vous qui veulent votre job — quel que soit votre job — et que votre capacité avec le reste de l’équipe risque de faire la différence. Surtout qu’il y a beaucoup de chances que vous connaissiez ou ayez déjà travaillé avec au moins un de ses membres. Qu’est-ce que cette personne dira à celle chargée du recrutement ?

 

5. Les autres philosophies de game design ne se trompent pas

 

Il n’y a pas qu’une seule façon de faire un bon jeu. Et, donc, il n’y a pas qu’une seule façon d’être un bon game designer. Vous allez travailler avec des gens qui abordent les questions de conception avec un tout autre angle de vue que le vôtre, et aucun d’entre vous n’aura tort ou raison. Souvenez-vous-en quand vous serez en train de vous crêper le chignon avec eux : vous êtes tous en train de vous attaquer aux mêmes problèmes et vous êtes tous en train de chercher à procurer la meilleure expérience possible aux joueurs. Vous faits partie de la même équipe.

Quand vous vous trouvez dans ce genre de situations, cela peut être utile de prendre un peu de recul et de discuter des fondements « philosophiques » de la solution que vous préconisez. Cela permettra de contextualiser plus facilement ce qui pourrait paraître autrement être des décisions étranges, mais aussi de formuler de meilleures idées. Souvenez-vous : vous ne gagnez pas si votre chapelle a gain de cause, vous gagnez si vous proposez la meilleure expérience aux joueurs. Votre école de pensée n’est pas supérieure, elle a des forces et des faiblesses, comme celle de n’importe quel game designer expérimenté. Servez-vous de ces oppositions idéologiques comme d’autant d’opportunités d’en apprendre davantage et de vous perfectionner comme game designer.

 

6. Amusant à concevoir et amusant à jouer sont deux choses différentes.

 

Beaucoup de choses sont amusantes dans le boulot de game designer et vous n’avez aucune raison de bouder votre plaisir. Mais comprenez bien que ce qui le plaisir que vous allez trouver à mettre quelque chose en œuvre n’est pas forcément en corrélation avec celui des joueurs à y être confrontés. Ce n’est pas grave. C’est un travail après tout, mais soyez certains de toujours privilégier l’expérience des joueurs à la vôtre. Ces derniers se moquent de savoir si vous avez passé un bon moment à concevoir le jeu auquel ils jouent : ils n’ont aucun moyen de le savoir et même si c’était le cas, cela n’aurait finalement que très peu d’importance. Ils veulent juste être divertis par le jeu que vous avez conçu et c’est votre boulot de faire en sorte que ce soit ce qui se passe.

 

7. Vous allez jeter des choses dont vous aurez raison d’être fier.

 

Je ne connais pas de façon de rendre ça agréable. Cela va arriver. Et cela va craindre à chaque fois, et la meilleure chose à faire et de l’accepter comme faisant partie du processus avant que cela ne vous bouffe. Cela ne sera pas de votre faute et, la plupart du temps, cela ne sera de la faute de personne. Durant la vie d’un projet, les choses changent et ce qui faisait totalement du sens dans une version précédente n’en fait plus aucun à la suivante (Cf. point 1). Cela arrive.

Mais ne désespérez pas pour autant. Tout ce que vous avez appris entre temps va faire de vous un meilleur concepteur, avec une compétence accrue et une meilleure connaissance du jeu sur lequel vous travaillez, et ce que vous produirez ensuite n’en sera que bien meilleur. Et vous serez encore plus fier de ce travail-là !

 

8. Tout ce que vous apprenez vous rend meilleur

 

Voici quelques anecdotes pour vous : les crabes royaux ne sont pas des crabes, mais ils sont cannibales. Le Deshler est un cocktail qui tire son nom de celui d’un boxeur poids plume. Comment je sais tout ça ? Parce que je suis un game designer. Laissez-moi vous expliquer… Notre métier consiste, en grande partie, à simuler des trucs. Le mieux on les comprend, le mieux on les simule voire, on décide de ce qui doit être simulé ou pas (cf. Point 1). Autrement dit, plus nous connaissons de choses, plus la palette dont nous nous servons pour concevoir des modèles ou créer des contenus est large. Alors, assurez-vous d’apprendre à chaque fois que vous en avez l’occasion. Voyagez, écoutez des podcasts, prenez des cours et ayez des passe-temps pratiques. Vous devriez le faire de toute façon, parce que cela vous aidera à vous développer en tant qu’être humain, mais c’est d’autant plus important pour les game designers, parce cela nous donne la matière première pour ciseler des expériences irrésistibles.

 

9. Le « crunch » est une force uniquement destructive

 

Les gens ont tendance à avoir une vision romantique du « crunch » : l’équipe rassemblée autour d’une même passion et motivée à perfectionner son jeu avant une deadline aussi inéluctable que tragique. Les liens entre les membres de l’équipe en seraient renforcés, la qualité du jeu améliorée, et tout ce petit beau monde réussirait à en faire plus que ce que tout le monde pensait possible et quand même finir à temps.

C’est un conte de fées. A chaque fois, l’équipe produira surtout plus de bugs qu’elle ne pourra en résoudre. Le manque de sommeil va tuer à la fois la motivation et l’énergie (mentale et physique) nécessaire à la production du jeu. L’un plus l’autre vont rendre les membres de l’équipe à la fois à fleur de peau et aigris. Votre santé, votre vie privée et vos proches vont en souffrir pendant que vous allez vous faire voler une partie de salaire — on parle parfois de dizaines de milliers d’euros à la fin d’une telle période — pour au final produire un jeu de moindre qualité que ce qui avait été prévu.

Le « crunch » est nuisible, et en faire quelque chose de romantique est souvent un moyen d’abuser de la passion et de la naïveté des développeurs inexpérimentés. Ne vous faites pas avoir. C’est de l’exploitation et un fléau de notre secteur. Si on veut que notre média continue à croître en qualité et en taille, il faut en faire ce qu’il est réellement : une méthode du passé.

 

10. Personne ne sait vraiment ce que fait un game designer.

 

Lorsqu’ils apprennent que je suis un game designer, la plupart des gens que je rencontre rentrent dans une des deux catégories suivantes : ceux qui me demandent si je suis un programmeur, puis me demandent si je suis un animateur, et ceux qui me demandent d’abord si je suis un animateur, puis si je suis un programmeur. Les tentatives d’expliquer ce que l’on fait vraiment se sont toujours montrées pour le moins difficiles. La meilleure solution que j’ai trouvée reste de demander aux gens de me citer un jeu qu’ils aiment et d’expliquer à quoi ont servi les game designers sur ce jeu-là. Mais bon, il faut bien avouer que ce n’est pas terrible pour autant.

S’il y a un doute, je ne suis pas en train de me moquer de ces gens. Game designer est une profession très récente et la plupart d’entre nous vivons autour de quelques grosses villes et travaillons dans un secteur qui cultive le secret. Rajoutez à cela qu’on fait regroupe sous ce nom énormément de choses, et énormément de choses très abstraites (j’avais l’habitude de dire que je créée des règles et du contenu, mais personne ne comprenait). Bref, ce n’est pas la peine de chercher très longtemps pourquoi les gens ne comprennent pas ce que nous faisons. Il faut juste que vous y soyez préparé. Même de la part de hardcore gamers.

J’espère que ces quelques trucs seront utiles à ceux d’entre vous qui se lancent ou viennent de le faire. Je sais qu’ils m’ont aidé. Mais, quoi qu’il en soit, ne considérez pas cette liste comme exhaustive. Cela ne saurait résumer ce que veut dire qu’être un game designer !

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