Évolution des systèmes de jeu

Comme vous le savez si vous avez lu notre billet précédent, Les Moutons électriques ont publié en toute fin d’année un recueil intitulé Jeu de rôle ! au sein de leur collection Miroirs. Puis, malheureusement, ils ont été contraints de cesser leur activité. Deux de nos articles figuraient au sommaire de ce livre et, afin de les garder disponibles, nous avons décidé de publier leur contenu sur ce blog.

Voici donc le deuxième de ces deux articles : Évolution des systèmes de jeu. Comme le précédent, il reprend à la fois des éléments que nous avions déjà évoqués dans nos billets précédents, et d’autres, plus récents. Pour faciliter la lecture des habitués de ce blog, et aussi parce que l’article est très long, nous avons essayé de mettre en gras les notions théoriques qui nous semblaient les plus importantes.

Bonne lecture


Si vous tenez ce livre entre les mains, vous savez très probablement ce qu’est le jeu de rôle. Pour autant, est-ce que vous êtes capable de le définir avec précision ? Est-ce que vous pouvez citer des éléments qui vous permettent d’affirmer catégoriquement que vous êtes face à un jeu de ce type ? Est-ce le fait d’avoir un meneur ? Une fiche de personnage ? Pour nous être prêtés à l’exercice, être capable de définir ce qui est du jeu de rôle et ce qui n’en est pas est loin d’être aisé. Il existe plusieurs raisons à cela, mais nous allons nous concentrer dans cet article sur une des plus importantes : au cours de ses cinquante années d’existence, et en étant pratiqué par des personnes venues de tous les horizons, il n’a cessé d’évoluer. Non pas qu’il existerait une version plus moderne ou plus avancée qui aurait rendu toutes les autres obsolètes, mais notre loisir est tellement riche qu’il s’est diversifié à l’extrême, et l’on en trouve de très nombreuses variantes.

Cette diversification se retrouve à la fois dans les thématiques des jeux, dans leurs formats et dans leurs systèmes de règles. Dans cet article, nous allons donc essayer de brosser un rapide portrait des évolutions de ces derniers. Nous allons commencer par la forme la plus classique de notre loisir, avant d’évoquer quelques considérations sur la nature même de ces systèmes, puis de voir en quoi ils ont su s’éloigner au fil des ans de ce à quoi on les réduit le plus souvent.

1) La vision classique du jeu de rôle

Notamment grâce à la multiplication des actual play et en figurant dans des productions aussi populaires que Stranger Things, cette dernière décennie a vu un retour en grâce spectaculaire du jeu de rôle. De nombreux joueurs le découvrent ou le redécouvrent, mais souvent dans une forme assez caricaturale avec un meneur de jeu, une table encombrée, des dés, des fiches de personnage à la complexité hypnotique, des piles de livres épais comme des annuaires, un écran et, plus souvent qu’à son tour, un plateau, des figurines et des déguisements trahissant un univers de fantasy. Presque toujours, ce jeu de rôle est Donjons & Dragons et le groupe est occupé à jouer une scène de combat.

On serait bien hypocrites de prétendre que ces éléments n’ont rien à voir avec la culture rôliste au sens large. Néanmoins, une partie d’entre eux tient sans doute aujourd’hui plus du folklore que de la façon dont la plupart des groupes pratiquent réellement notre loisir. Ainsi, si les meneurs de jeu sont omniprésents et que tout indique que Donjons & Dragons soit encore de loin le jeu le plus joué, le fait de se déguiser pour une séance est devenu complètement anecdotique et ne s’envisage presque plus que pour les parties qui sont conçues comme des spectacles, par exemple parce qu’elles sont filmées ou ont lieu dans des espaces publics. De même, les figurines sont surtout réservées à certains usages et il existe désormais des alternatives pour à peu près tous les éléments cités, y compris au fait de se réunir à plusieurs dans un même lieu ou, blasphème rôliste par excellence, de lancer des dés.

Tous ces éléments ont ceci de commun qu’ils pourraient être remarqués par un observateur extérieur à la partie. On les regroupe en général sous le terme de « dispositif ». Cependant, si on se concentre sur la façon dont on joue concrètement, c’est-à-dire dont sont organisées les interactions autour de la table, une partie classique correspond essentiellement au programme suivant :
– les joueurs créent chacun un personnage ou en choisissent un ;
– le meneur de jeu, qui n’interprète pas un personnage en particulier, mais l’ensemble de l’univers de jeu, explique la situation dans laquelle se trouvent les personnages des joueurs ;
– les joueurs disent ce que font leurs personnages ou posent des questions ;
– le meneur intègre les conséquences des actions des personnages ou répond aux questions, et l’on retourne à l’étape n° 1.

Naturellement, la plupart des jeux de rôles proposent des règles bien plus complexes. Néanmoins, ces dernières ne viennent généralement pas bouleverser les étapes précédentes. Au contraire, elles servent à expliquer comment les réaliser pour les rendre plus intéressantes ou à donner un cachet particulier à certaines situations. Ainsi, si votre jeu propose des règles pour gérer les courses poursuites ou les duels au sabre laser, c’est a priori parce que les auteurs pensent que ce sont des éléments importants de l’expérience de jeu et qu’ils ont voulu leur apporter un soin particulier. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles vous avez choisi ce jeu plutôt qu’un autre.

Comme dans tous les domaines créatifs, il existe des mouvements et des tendances qui vont avoir des visions différentes des étapes qu’il convient de traiter avec plus d’attention ou prôner des façons spécifiques de le faire. Ainsi, dans telle communauté ou à telle époque, on privilégiera des règles que l’on jugera réalistes et acceptera leur complexité sans broncher ; dans telle autre ce sera leur simplicité et leur accessibilité, et peu importe si elles en deviennent abstraites, etc. De même, les jeux à modules coexistent avec des gammes proposant une méta-intrigue, des « bursts » (des campagnes avec juste le minimum de règles pour les jouer) ou des jeux qui consacrent systématiquement la première heure de chaque séance à définir un univers tous ensemble.

Ce foisonnement fait partie intégrante de notre loisir et participe à sa richesse. Ainsi, lorsque l’on s’intéresse à son histoire, on ne peut que remarquer que tout au long de celle-ci, les mécaniques sont plus ou moins populaires à certains moments, connaissent des variantes, sont enrichies ou allégées, disparaissent, sont réinventées, etc. Cependant, ce qui est déjà vrai dans le cadre restreint de la forme classique du jeu de rôle devient encore plus frappant lorsque l’on s’intéresse à ses pratiques plus marginales ou alternatives.

Pour vous montrer la manière dont il a su évoluer au cours de ses cinquante premières années d’existence, nous n’allons pas essayer de dresser ici un inventaire de toutes les mécaniques possibles, ni même de toutes les façons d’envisager la conception de jeu de rôle. L’exercice serait vain et le résultat obsolète avant même la publication de ce livre. Nous allons au contraire vous montrer ses évolutions en nous attardant sur certaines contraintes dont il a réussi à s’affranchir au fil des ans, s’éloignant toujours un peu plus de l’image archétypale que nous évoquions précédemment.

2) Quelques considérations sur les systèmes et les règles

Avant de commencer, il est nécessaire d’évoquer quelques considérations plus générales sur les systèmes de jeu et certains éléments de vocabulaire. En effet, la conception de jeu est un domaine qui évolue tous les jours et de nombreux termes qui sont pourtant fréquemment utilisés n’ont pas encore de définition qui fasse réellement l’unanimité.

Qu’est-ce que l’on entend par système de jeu ?

Le mot « système » fait justement partie de ces termes ambigus. Il correspond à un ensemble de règles conçues pour fonctionner de concert. Le plus souvent, on l’utilise pour évoquer les règles écrites dans un jeu donné, mais rien n’empêche de se limiter à une partie de celles-ci, comme lorsque l’on évoque le « système de magie » ou le « système de création de personnage ». On peut aussi l’utiliser pour parler des règles de plusieurs jeux ayant des similarités, comme par exemple les « systèmes OGL », qui désignent les règles de l’ensemble des jeux couverts par l’Open Game License.

Néanmoins, on l’utilise également pour évoquer l’ensemble des moyens avec lesquels un groupe donné se met d’accord durant une partie. La définition originale de Vincent Baker précise « sur les événements imaginés pendant la partie », mais il est sans doute utile de l’élargir un peu. On ne s’intéresse ici pas tant à un jeu donné qu’à ce qu’il se passe durant une séance. Dans la plupart des cas, la différence est subtile dans le sens où les éléments les plus visibles du système utilisé lors d’une partie d’un jeu spécifique sont effectivement les règles de ce dernier. Toutefois, cette seconde définition apporte des nuances bienvenues qui permettent de lever de nombreux angles morts théoriques.

Si on prend l’exemple d’une campagne de Donjons & Dragons dont vous seriez le meneur de jeu, un tel système pourrait notamment comprendre :
– la version de l’univers dans lequel vous jouez. Même s’il est aussi connu que les Royaumes oubliés, celui qui vous servira de référence sera dans les faits forcément différent de celui décrit dans les livres, ne serait-ce que parce que vous aurez rajouté des PNJ, joué des aventures et que vos joueurs y auront réagi. Mais vous pouvez aussi avoir ajouté telle région pour les besoins d’un scénario, avoir utilisé un supplément d’une édition précédente ou tout simplement ne pas avoir acheté toute la gamme et fait selon votre inspiration ;
– le scénario que vous êtes en train de jouer, s’il existe, qui va orienter vos décisions durant le jeu en rajoutant au moins un fragment d’univers supplémentaire ;
– les règles formelles du jeu auquel vous jouez et que vous appliquez, par exemple celles de la cinquième édition de Donjons & Dragons. Mais là aussi se pose la question de la version que vous employez, avec quelles règles optionnelles, quels suppléments, si vous utilisez du contenu non officiel, etc. En pratique, même si le cœur des règles reste le même, les possibilités sont très nombreuses ;
– les éventuelles adaptations et autres règles maison, comme par exemple choisir de ne pas tenir compte de l’encombrement des personnages ou au contraire d’utiliser des classes de personnages que vous avez créées spécifiquement pour vos joueurs ;
– des erreurs, c’est-à-dire des « règles » que vous utilisez parce que vous vous trompez ou parce que vous en avez pris l’habitude sur d’autres jeux, comme le fait de considérer les « 20 naturels » comme des réussites critiques en dehors du combat ;
– les arbitrages que vous faites parce que vous êtes dans une situation spécifique et que vous ne savez pas comment la gérer avec les règles de Donjons & Dragons, que ce soit parce que ce n’est pas précisé ou parce que vous ne vous en souvenez pas sur le moment. Par exemple, vous pouvez avoir besoin d’identifier la partie du corps touchée par une blessure ;
– des techniques que vous utilisez à un moment précis pour mettre l’accent sur un événement ou un fait de jeu, comme de partir du principe que les personnages des joueurs qui n’ont pas réagi au bout de trois secondes n’ont pas pu agir face à un piège qui se déclenche, ou de laisser un joueur décrire ce qu’il se passe lorsque son personnage a obtenu une réussite critique ;
– les conventions que vous utilisez habituellement avec votre groupe de jeu, en général indépendamment ou presque de celui auquel vous êtes en train de jouer, et même si cela contrevient aux règles de ce dernier. Par exemple, peut-être vous arrangez-vous pour ne jamais tuer un personnage-joueur sur le coup s’il n’a pas eu la possibilité de réagir ou si son joueur n’est pas présent, pour proscrire toute action hostile entre les membres du groupe, etc. ;
– ce que l’on appelle généralement le contrat social (et qui peut éventuellement comprendre une partie du point précédent), à savoir toutes les règles et habitudes liées à l’organisation des parties et aux relations qu’entretiennent les joueurs autour de la table. Ainsi, dans de nombreux groupes, permettre à ses camarades de ne pas rater le dernier métro sera plus important que de respecter les points de vie du grand méchant de votre scénario. Cependant, il peut aussi s’agir de choses qui semblent n’avoir aucun impact sur l’univers de jeu comme de ne pas dépasser un certain volume sonore, de ne rien faire qui serait jugé inapproprié ou de partager équitablement la nourriture et les frais correspondants ;
– etc.

Comme on peut le voir avec cet exemple, si les règles formelles du jeu auquel on joue constituent effectivement une part importante du système, elles n’en sont que la partie la plus immédiatement visible. D’un point de vue technique, l’évolution de notre loisir s’est aussi faite en améliorant la compréhension de toutes ces composantes, et en apprenant à les moduler pour obtenir une expérience qui nous convienne au mieux. Ainsi, pour tous les exemples de règles citées ci-après ou presque, il existera des façons d’obtenir le même résultat par des techniques de jeu, des conventions ou autres.

Quels sont les différents types de règles ?

Même si nous venons de voir qu’elles pouvaient être d’origines très diverses, plus ou moins tout le monde comprend intuitivement que les règles correspondent à « ce qu’il faut faire » quand on joue à un jeu donné. Néanmoins, différencier une règle optionnelle d’une variante ou d’un conseil pour le meneur est bien plus ardu, tout comme expliquer à un non-rôliste qu’un jeu de rôle obéit à des règles, mais que ce n’est pas si grave si on ne les respecte pas, et qu’un des joueurs – ironiquement, celui qui fait office d’arbitre – est même régulièrement encouragé à ne pas le faire.

Voici quelques considérations concernant les règles qui nous semblent importantes pour comprendre l’évolution des systèmes de jeu.

Tout d’abord, l’univers ne s’oppose pas aux règles. C’est au contraire une façon de représenter plusieurs éléments de jeu, dont un ensemble de règles. Ainsi, si vous jouez à un jeu de rôle qui se passe à une époque donnée ou au sein d’une œuvre de fiction connue, vous acceptez tacitement de ne pas créer de personnage ou de situation qui dénoterait avec ces dernières. Si vous jouez à un western, vous savez que vous n’allez ni incarner un mage elfe ni un cosmonaute russe. Mais c’est aussi vrai avec le ton de l’œuvre : même à court de vivres, vos rebelles venus tout droit de La Guerre des étoiles ne vont probablement pas manger des Ewoks. Or, si l’univers est un système de règles, on peut jouer avec ces dernières en cherchant à les rendre plus légères, complexes, dramatiques, explicites, etc. On peut proposer plusieurs univers et laisser les joueurs choisir, voire leur donner des astuces pour leur permettre de créer leur propre univers. De multiples jeux ont exploré toutes ces possibilités et bien d’autres encore, allant parfois jusqu’à proposer uniquement une création d’univers, un peu comme si ce dernier devenait le personnage de toute la table.

Ensuite, comme le montre le point précédent, les règles peuvent être présentées et formulées de plusieurs façons. Si on s’intéresse au matériel, cela peut par exemple passer par l’utilisation de certains accessoires, comme des cartes d’équipement ou des dés spéciaux. Toutefois, même lorsque l’on se limite au texte, on peut par exemple distinguer les mécaniques des procédures. Les premières s’intéressent essentiellement aux conséquences de quelque chose (une action d’un personnage, un événement) dans l’univers de jeu et concernent avant tout les personnages. Elles répondent à la question : « Qu’est-ce qu’il se passe si… ? ». Par exemple, si un personnage essaye de crocheter une porte, s’il se prend un coup de hache, etc. Les procédures sont davantage des instructions ou des marches à suivre, souvent à destination des joueurs. Elles répondent à la question : « Comment je dois m’y prendre pour… ? ». Dans les cas le plus courants, cela pourra être pour créer un personnage, un scénario et, donc, un univers.

Enfin, cette distinction se recoupe partiellement avec un certain nombre d’autres qui, parce qu’elles correspondent à des grilles de lecture différentes, peuvent toutes apporter des clés pour mieux analyser certaines tendances ou évolutions au sein des systèmes de jeux. On pourra ainsi distinguer les règles constitutives et opératives. Les premières sont celles qui servent à définir le cadre de la partie et les secondes celles auxquelles on se confronte durant cette dernière. Si on contrevient aux premières, par exemple partant du principe qu’aucun des écrits de Lovecraft n’est vrai dans une campagne de L’Appel de Cthulhu, ou si l’on décide de jouer sans meneur de jeu, on n’est probablement pas en train de jouer au jeu en question, ou du moins pas tel que ses auteurs l’avaient imaginé. En revanche, si on ne respecte pas les secondes, que ce soit en minorant les résultats des dés ou en mentant sur son nombre de points de vie, on est simplement en train de tricher.

Si on veut aller encore plus loin, on pourra distinguer au sein des règles opératives les règles permanentes, qui s’appliquent durant toute la partie (un joueur ne peut jamais avoir plus de quatre cartes en main), les règles contextuelles, qui ne se déclenchent que dans une situation donnée (un personnage à 0 point de vie doit faire un jet de sauvegarde contre la mort), des règles activables, qui ne sont utilisées que lorsque quelqu’un à la table le décide (les règles du sort de boule de feu, relancer un test raté), etc.

Inversement, si on s’intéresse davantage à la façon dont les règles sollicitent la créativité des joueurs, on distinguera les règles génératives, qui consistent à définir la manière dont on peut ajouter un nouvel élément dans l’histoire, des règles résolutives, qui permettent de savoir comment cette dernière évolue suite à une situation ou un événement donné.

Quels sont les différents sous-systèmes de règles les plus courants ?

Les sous-systèmes de règles, comme ceux de création de personnage, de magie ou de courses-poursuites par exemple, forment un autre marqueur assez visible de cette évolution. Comparer à la fois ceux présents dans les jeux classiques et qui sortent aujourd’hui, mais aussi leurs longueurs relatives, permet de comprendre de nombreuses choses : sur quels éléments un jeu met a priori l’accent, comment certains genres évoluent, ou les différentes tendances au sein d’une offre ludique, désormais pléthorique.

Prenons quelques exemples :
– on les a déjà évoqués, mais les sous-systèmes permettant au groupe de se créer son propre univers sont très rares avant les années 2000. On sent une évolution dans la façon dont ces derniers sont présentés dans les années 1990, notamment dans la gamme Vampire : la Mascarade et ses cités « By night » qui suivaient une même formule, mais en 2007, le supplément Damnation City pour Vampire : le Requiem décide justement d’en donner les clés aux joueurs pour créer les leurs ;
– dans le genre des jeux d’horreur, on voit de moins en moins de sous-systèmes de folie. Encore omniprésents il y a quelques années, ils sont désormais souvent remplacés par des systèmes de tension ou de stress ;
– si certains jeux comme Rolemaster pouvaient dédier une cinquantaine de pages à l’explication des différentes compétences des personnages et la manière dont ceux-ci résolvent une action, d’autres jeux comme Inspectres ou Fiasco s’attachent en bien moins de mots à déterminer qui raconte le résultat de cette action. Avec de telles règles, la partie ne tourne plus ni autour de la difficulté d’une action ni de l’expertise de celui qui l’entreprend ;
– de plus en plus de jeux remplacent le traditionnel scénario d’introduction par des règles pour organiser la première séance de jeu, voire une « séance zéro ».

Toutefois, plutôt de multiplier les cas particuliers, voici une liste très loin d’être exhaustive de multiples sous-systèmes que l’on peut trouver dans un jeu de rôle :

  • gameplay de base :
    • objectifs et principes pour la partie ;
    • conditions de victoire d’une partie ;
    • partage de responsabilités au sein du groupe de joueurs (prise de note, connaissances de certaines règles, illustrations, intendance, gestion de l’initiative, etc.) ;
    • répartition de la parole et de la prise de décision ;
    • sécurité émotionnelle et autres garde-fous ;
    • structure et rythme d’une partie ;
  • gestion des personnages :
    • création de groupe de personnages ;
    • création de personnage ;
    • gestion des actions des personnages entre les séances (downtime) ;
    • progression et récompenses (expérience, trésors, etc.) ;
    • système de moralité ou d’alignement ;
  • gestion de l’évolution du jeu :
    • création de nouvelles règles, pouvoirs et autres contenus ;
    • création d’une variante (hack) ;
  • résolution :
    • gestion des personnages non joueurs ;
    • résolution des actions des personnages joueurs ;
    • résolution de types d’actions spécifiques liées à un genre ou un type de situation (bataille rangée, combat, duel, exploration, magie, séduction, voyage, etc.) ;
    • système de dégâts ;
  • structure d’une campagne :
    • création de scénarios ou d’arcs de campagne ;
    • création d’univers ou de cadre de jeu ;
    • conclusion d’une campagne ;
    • gestion plus large de l’opposition ;
    • organisation de la première séance ;
  • univers (si préexistant)…
  • etc.

Bien entendu, il existe de très nombreux autres types de sous-systèmes et les auteurs de jeu de rôle en créent régulièrement. Les identifier vous permettra de reconstituer le « squelette » d’un jeu et de comprendre plus rapidement ce en quoi il propose une évolution, un regard nouveau ou un retour aux sources.

 À quoi servent vraiment toutes ces règles ?

Lorsque l’on évoque la raison d’être des règles, il existe là encore de nombreuses grilles de lecture. Une première approche, par exemple, est de considérer les règles de façon coercitive. Elles sont alors ce qui permet de s’assurer que personne ne ruine la partie des autres ou ne vienne abuser de leur crédulité. En étant un peu plus pragmatique, on peut aussi les considérer comme un outil pour limiter les désaccords et permettre que la partie continue sereinement. Une autre approche, plus positive, perçoit les règles comme un moyen de construire une expérience intéressante. On accepte alors de s’imposer des contraintes peu intuitives (pourquoi lancer un dé quand on peut choisir son résultat ?) parce que c’est ce qui nous garantit de passer un moment agréable avec nos amis. Plutôt que de chercher à punir les joueurs de mauvaise volonté, elles organisent le jeu de ceux qui acceptent de le jouer.

En partant de ce même postulat vont découler au moins deux philosophies très différentes. La première consiste à voir les règles comme une façon de se débarrasser de tout ce qui nous embête et est compliqué à gérer dans une partie. En ce sens, elles constituent une sorte de filet de sécurité, à qui l’on doit faire le moins possible appel en cours de partie pour pouvoir se concentrer sur ce qu’il y a de plus intéressant. Elles sont un frein potentiel au plaisir. La seconde doctrine est de considérer que les règles servent à mettre en avant ce qui nous permet de prendre du plaisir durant une partie. Vu que le jeu de rôle prend la forme d’une conversation, elles nous aident à parler de choses intéressantes et à en parler de façon intéressante. On doit donc se reposer sur elles le plus possible. Au lieu d’être des freins au plaisir de jeu, elles en sont des catalyseurs et le démultiplient.

Au-delà des divergences sur ce qui est intéressant ou pas pendant une partie, cela signifie que l’on trouvera des jeux qui choisiront de mécaniser ce qui est important pour eux, quitte à multiplier les sous-systèmes spécifiques, tandis que d’autres prendront exactement l’optique inverse en essayant de limiter au maximum le nombre de mécaniques. Par exemple, le jeu d’horreur spatiale Mothership fait le choix de ne pas proposer de règles de discrétion, justement pour pousser les joueurs à expliquer la manière dont leurs personnages cherchent à échapper aux créatures qui les traquent. À l’inverse, presque trente ans auparavant, Aliens Adventure Game propose des règles dédiées pour savoir si le monstre du même nom réussit à s’approcher discrètement des personnages. Ainsi, avec un contexte similaire et une envie commune de favoriser la traque des personnages, on obtient deux jeux radicalement différents.

En ce qui nous concerne, nous pensons que les deux fonctions principales d’un système de règles sont de favoriser la créativité des joueurs et de les aider à ressentir des émotions. Et plus encore, que son rôle est de réussir à se servir de ces deux aspects pour se renforcer mutuellement.

Favoriser leur créativité signifie solliciter leur imagination et les amener à s’exprimer et à apporter des choses à la partie. Cela peut être en essayant de trouver la « bonne solution » à une situation donnée, en les amenant à davantage décrire, à intégrer des éléments de leur cru dans l’histoire, à décider de certains autres qui d’habitude relèvent de la responsabilité du meneur de jeu, à trouver des complications ou des contreparties, etc.

Aider à ressentir des émotions implique de leur permettre de retirer des choses de l’histoire, et donc de construire des situations qui ont du sens et un enjeu, peu importe que ce soit comprenant un monstre menaçant qui les effraie avant de les rendre fiers de l’avoir battu, des jets de dés au suspense insoutenable, des relations suivies, positives comme négatives, avec des personnages non-joueurs, l’occasion d’approfondir le lien avec ceux des autres joueurs, etc.

Cette grille de lecture en vaut bien d’autres, mais c’est celle que nous utilisons le plus volontiers. Comme l’analyse des sous-systèmes, elle se montre très utile pour décrypter les évolutions de notre loisir. Cependant, le plus important n’est sans doute pas de choisir celle-ci parmi toutes celles possibles, mais bien de comprendre que toutes ces façons de voir et de concevoir les règles de jeu de rôle sont en réalité des doctrines, avec des avantages et des inconvénients. Elles témoignent d’une époque, d’un courant de pensée, de conditions de production ou de l’appartenance à une communauté. Alors que nous accumulons collectivement de l’expérience et nous enrichissons de profils de plus en plus divers, il est normal que ces doctrines se multiplient et que les jeux qui en découlent soient eux aussi de plus en plus divers.

Plutôt que de faire un inventaire interminable des règles de jeu de rôle, nous allons essayer de vous donner un aperçu de leurs évolutions au travers de quelques contraintes que notre loisir a réussi à surpasser lors de ses cinquante premières années.

3) Le jeu de rôle s’est développé en repoussant ses propres limites

En effet, quelqu’un qui aurait arrêté le jeu de rôle au siècle dernier pour ne le retrouver qu’aujourd’hui serait sans doute très surpris. Non pas qu’il serait confronté à une façon de jouer radicalement différente de ce qu’il a connu, mais il ne tarderait pas à en découvrir d’autres, qui s’affranchissent de presque tous les éléments qu’il a sans doute appris à considérer comme indispensables.

Bousculer le dispositif

Comme expliqué précédemment, on appelle dispositif un certain nombre de règles de base qui permettent de structurer la façon dont est organisée une partie. Pendant longtemps, elles étaient plus ou moins les mêmes pour la plupart des jeux de rôle, à tel point que l’on ne prenait pas toujours le soin de les préciser dans les manuels et que, comme pour le football ou le rugby, il suffisait d’un coup d’œil pour comprendre que l’on avait affaire à des rôlistes. Or, il existe désormais des variantes pour chacun des éléments qui constituent un tel dispositif. En forçant le trait, on pourrait presque dire que le jeu de rôle est passé d’un dispositif unique, ou du moins omniprésent, à une multiplicité de dispositifs.

Le meneur

L’évolution la plus marquante est sans doute la multiplication des jeux sans meneur. Généralement, ceux-ci arrivent à s’en passer en utilisant notamment les approches suivantes :
– en permettant aux joueurs de se répartir les prérogatives du meneur. Par exemple, Fiasco permet au joueur dont c’est le tour de choisir s’il va établir une scène (sa nature, son conflit, son lieu, etc.) ou la façon dont elle se terminera. Le reste de la table se chargera du reste ;
– en faisant tourner ces prérogatives entre les joueurs, que ce soit en permettant à tous d’animer successivement la partie ou en utilisant d’autres artifices. Once More Into the Void propose ainsi des mini-jeux pour toute une série de situations, et ce sont les joueurs incarnant les personnages impliqués qui prennent en main la scène en question ;
– en réservant certaines de ces prérogatives à des joueurs spécifiques. Ainsi, dans Dream Askew, chacun d’entre eux est responsable d’un des six éléments principaux de l’univers. Par exemple, lorsque vient le moment de gérer le maelstrom psychique, le participant qui en a la responsabilité cesse un temps d’interpréter son personnage pour s’en occuper ;
– en faisant de ces prérogatives un enjeu ludique. Dans Dust Devils, qui se joue avec des cartes, c’est le joueur qui a la plus élevée qui raconte comment se passe la scène en cours, et il doit composer avec certaines contraintes en fonction de sa main et de celles des autres participants ;
– en utilisant des mécaniques visant à simuler une réponse de la part d’un meneur virtuel. Les mécaniques appelées « oracles » sont souvent utilisées à cet effet, comme dans Microscope Explorer ;
– en resserrant le cadre de l’histoire pour que le besoin d’un meneur ne se fasse pas sentir, comme Breaking the Ice qui s’intéresse aux trois premiers rendez-vous d’un couple, ou au contraire en s’éloignant de la notion de personnage, voire en ne faisant pas de la résolution des actions un enjeu, comme dans Epitaph où le groupe recrée et raconte la vie d’une personne qui vient de mourir.

Évidemment, cette liste n’est pas exhaustive et certains jeux vont combiner plusieurs de ces approches. Quoi qu’il en soit, toutes ces possibilités autour de la répartition des responsabilités du meneur ont ceci d’intéressant qu’elles se sont également propagées aux jeux plus classiques : Apocalypse World et ses nombreux héritiers proposent de laisser les joueurs répondre à une partie des interrogations sur l’univers en leur renvoyant leurs propres questions, Oltrée ! encourage les joueurs à mettre en scène une péripétie avant de laisser le meneur la développer, etc.

Les autres joueurs

L’autre évolution la plus marquante est sans doute le développement du jeu solo. Si ce terme a servi un temps à désigner les jeux joués uniquement par un meneur et un joueur, comme la première édition de Patient 13 ou Cthulhu Confidential, nous faisons allusion ici à ceux pensés pour un participant unique. Ironiquement, ce type de dispositif est aussi vieux que le jeu de rôle, mais il est rapidement tombé dans l’oubli jusqu’à revenir en grâce ces dernières années.

Il en existe de nombreuses formes. Au-delà de la structure arborescente des « livres dont vous êtes le héros », on peut par exemple citer les jeux qui proposent là aussi de simuler un meneur virtuel avec force tables aléatoires et procédures (Ironsworn, Mythic GM Emulator), de remplir un journal de bord à partir d’amorces (Chroniques d’un vampire millénaire), de dessiner ou de parcourir une carte (Delve) et bien d’autres possibilités encore.

Abandonner l’idée de jouer en groupe est loin d’aller de soi pour la plupart des rôlistes, mais de plus en plus de jeux classiques proposent désormais des variantes solo, et, en matière de game design et d’innovation, il s’agit tout simplement d’un des pans les plus dynamiques de notre loisir en ce moment.

La table de jeu

Troisième évolution marquante du dispositif, le concept même de table de jeu a évolué. Si on utilise encore volontiers l’expression « de table » pour différencier les jeux de rôle classiques de leurs cousins vidéoludiques, par forum, épistolaires ou du grandeur nature, cela va de moins en moins de soi. Les séances en distanciel sont bien sûr permises par les avancées technologiques et l’usage des tables virtuelles (Roll 20, Foundry, etc.) s’est accéléré durant le confinement, mais elles ont surtout l’avantage de faire émerger de nouvelles pratiques qui ne se contentent pas de reproduire l’expérience proposée en présentiel. Par exemple, il est bien plus facile de proposer des formats très courts ou de profiter d’être tous devant son ordinateur pour faire appel à des effets plus difficiles à mettre en place sinon (vidéo, programmes, sons, etc.). Mais surtout, certains jeux réussissent à tirer pleinement parti de ce dispositif. C’est par exemple le cas de Viewscream qui se sert de la caméra pour faire jouer l’équipage d’un vaisseau spatial séparé malgré lui et relié par un circuit de communication vidéo. D’autres, comme This Discord Has Ghosts In It ou Alice Is Missing proposent une expérience surprenante spécialement pensée pour des moyens de communication donnés, respectivement Discord ou les applications de messagerie instantanée. Ce dernier jeu, à l’image des jeux par forum ou épistolaires, va même jusqu’à s’affranchir de ce que l’on pensait longtemps indispensable : la parole.

Cependant, il ne faut pas pour autant croire que toutes les innovations autour de l’espace de jeu se limitent au distanciel ou à des avancées technologiques. En effet, à l’image de ce qui se pratiquait déjà depuis très longtemps dans certaines conventions comme Supaéro, on voit apparaître des jeux que l’on regroupe sous le nom de freeform qui n’hésitent plus à flirter avec le grandeur nature pour bousculer la place des joueurs autour de la table. Ainsi, Out of Dodge propose de se débarrasser de cette dernière et d’asseoir les joueurs comme s’ils étaient dans une voiture (ou encore mieux, d’y jouer dans une voiture), tandis que The Climb, du même auteur, est prévu pour être joué dans deux tentes. Aussi mineur qu’il paraisse, cet aspect est aussi efficace que peu exploité par les rôlistes. Il y a fort à parier qu’il va se développer en parallèle de l’événementialisation de notre loisir.

Les dés

Les dés constituent sans doute le symbole par excellence du jeu de rôle. Pourtant, cela fait très longtemps que l’on trouve des jeux qui proposent de s’en passer. Parfois, c’est en les remplaçant par d’autres accessoires permettant de conserver leur côté aléatoire tout en bénéficiant d’autres particularités, comme les cartes de Dust devils ou Château Falkenstein, les pierres de couleur de Within ou la tour de Jenga de The Wretched. Parfois, c’est en se débarrassant totalement du hasard, comme Ambre qui amène à compenser par la narration, ou Dream Askew qui utilise un système de jetons pour équilibrer les séances. Paradoxalement, concevoir des jeux sans dés est aujourd’hui devenu bien plus trivial que de faire accepter à des rôlistes de les laisser longuement au placard.

Le livre

De toutes les formes de publication et d’acquisition d’un jeu de rôle, le livre reste de loin la plus courante. Mais si la révolution du numérique a frappé ce secteur comme tous ceux de l’édition, elle n’est qu’un début. En effet, étant donné qu’une part importante des lecteurs optent pour le PDF, notamment outre-Atlantique, il n’existe désormais plus guère de contre-indication à proposer du matériel autre que du texte classique, par exemple sous la forme d’un site Web (comme pour Cortex Prime), voire audio (Radio Free Hekate). Toutefois, là encore, ces évolutions sont loin de se limiter à la technologie. Ainsi, pour des raisons ergonomiques, de production et d’accessibilité, on trouve de plus en plus de jeux faits pour tenir en une page (The Witch Is Dead), ou exploitant le format d’une carte de visite (Business Card Quests). De même, Pour la reine présente toutes ses règles sur des cartes à jouer que tout le monde lit à tour de rôle, réduisant le besoin de préparation quasiment à néant.

Penser les impensés ludiques

Nous avons vu comment les différents constituants du dispositif d’une partie avaient tous connu des variantes au fil du temps. Mais si ces derniers sont facilement visibles, ce n’est pas le cas des éléments suivants. En effet, ceux-ci tiennent davantage de présupposés et de conventions implicites sur lesquelles se sont longtemps appuyés les jeux de rôle. Cependant, eux aussi ont fini par être remis en cause par des joueurs et des auteurs avides de rendre leurs parties et leurs jeux plus intéressants.

L’unicité du gameplay

Si on revient au programme classique du jeu de rôle présenté plus haut, on peut constater qu’une séance est généralement perçue comme une alternance de situations décrites par un meneur et de réactions de la part des personnages, débouchant à leur tour sur de nouvelles situations. Historiquement, il n’était pas rare de considérer que tout ce qui ne faisait pas partie de cet enchaînement, comme la création des personnages ou leur montée en niveau, était une sorte de tâche administrative, un mal nécessaire permettant de jouer, mais pas du jeu en soi.

Or, si cette séquence est effectivement très importante, rien n’oblige ni à ce qu’elle soit la seule phase amusante d’une partie, ni à ce qu’il n’y en ait pas d’autres qui soient jouées différemment. Ainsi, de plus en plus de jeux intègrent une séance zéro ou une création commune d’univers ou de groupe. C’est par exemple le cas de Monsterhearts qui propose de créer la classe des personnages en amont pour construire une partie de l’univers de façon divertissante, mais aussi de poser des questions croisées pour animer la création de personnage et amener les joueurs à s’intéresser à ceux des autres. Shinobigami, de son côté, choisit de briser la monotonie du gameplay en structurant la séance en scènes d’introduction, cycles de scènes principales (pouvant chacune être de drame ou de combat), scène paroxystique et épilogues. Toutes répondent à des objectifs différents et ne se jouent donc pas de la même façon.

Le divertissement

Un autre présupposé omniprésent dans la pratique de notre loisir dit, parce que le jeu de rôle est un jeu, que l’essentiel est de s’y amuser et qu’il permet de s’échapper du quotidien. Cela semble tomber sous le sens : personne ne joue pour passer un mauvais moment. Pourtant, ce parti pris est terriblement réducteur, ne serait-ce que parce que l’amusement peut prendre des formes très diverses, et que de nombreuses évolutions sont apparues en essayant de le dépasser. Ainsi, le système de magie de Magicians est conçu pour faciliter l’apprentissage du coréen, et de nombreux jeux pédagogiques intègrent directement des éléments de didactique : contrôle des connaissances, validation d’acquis, etc. De même, les jeux d’entreprise et de team building permettent généralement une prise en main et un début de séance bien plus rapides.

Pour analyser cet aspect, les chercheurs Markus Montola et Jaako Stenros identifient quatre stratégies critiques différentes :
– l’évasion, la plus courante, qui reprend l’idée d’échapper à son quotidien ;
– l’exploration, qui consiste à faire expérimenter des choses qui pourraient difficilement l’être autrement. C’est par exemple l’approche de Senio 1945, un jeu pour enfants publié par un collectif de musées de Ravenne pour les sensibiliser au contexte particulier de cette époque ;
– l’exposition, qui a pour but de révéler un élément du monde réel et de s’y confronter, souvent avec une visée sociale ou politique, et qui peut par exemple intégrer des mécaniques de sécurité émotionnelle ou de débriefing poussées ;
– l’imposition, qui cherche à influencer le monde réel. Plus rares, ces jeux peuvent notamment être joués devant un public, voire dans l’espace public, et prendre des formes diverses (happenings, manifestations, etc.). Ils intègrent généralement des règles liées à cette proximité.

Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, le jeu de rôle n’est pas qu’un jeu, mais un média à part entière. Plus on s’en sert et plus ou le pousse dans ses retranchements, plus il s’enrichit. Exactement comme les films de fiction bénéficient d’avancées techniques développées pour des documentaires, nos parties purement ludiques peuvent bénéficier des évolutions pensées pour ces autres usages.

Gagner et perdre

On a coutume de dire qu’en matière de jeu de rôle, il n’y a ni gagnant ni perdant. Cela permet de rappeler aux joueurs débutants que le meneur n’est pas leur adversaire et que, contrairement aux nombreux jeux plus compétitifs, il n’est pas nécessaire que certains d’entre eux perdent pour que d’autres gagnent. Cependant, cet adage trouve vite ses limites, notamment parce qu’une bonne partie des efforts du meneur consistent justement à leur donner le sentiment d’avoir triomphé ou échoué, par exemple en ressentant de la fierté à avoir vaincu un monstre, de la frustration à voir son ennemi s’enfuir, ou simplement du soulagement à s’en être sorti et à pouvoir revenir avec le même personnage lors de la prochaine séance.

De multiples systèmes vont donc approfondir cette question et chercher à accroître ces sentiments. Si les règles de jets critiques, voire de gains d’expérience conditionnés par ces derniers, sont connues depuis très longtemps, certains jeux vont permettre aux joueurs de décrire eux-mêmes la réussite de leurs personnages (éventuellement dans des conditions spécifiques, comme le sacrifice dans Démiurges), d’acheter des effets spéciaux (Dragon Age) et, plus valorisant encore, encourager les autres joueurs à manifester leur enthousiasme et à les récompenser eux-mêmes (Primetime Adventures). Certaines gammes, plus centrées sur la publication de modules et souvent dans la mouvance old school, vont choisir une autre approche : marquer clairement dans leur introduction comment « battre le jeu ».

De plus, si, à l’exception notable des jeux d’horreur, les personnages assez malins pour survivre suivent traditionnellement des trajectoires dans lesquels ils ne peuvent que progresser, d’autres jeux s’écartent volontiers de ce modèle. Le plus souvent, c’est pour des raisons esthétiques : Pendragon n’hésite pas à montrer des héros arthuriens diminués par l’âge afin de faire jouer des lignées de chevaliers, L’Anneau unique confronte les personnages à l’influence corruptrice de Sauron, Fiasco transforme leurs déboires en comédie grinçante et Tenga propose aux joueurs de choisir leurs destinées afin de mettre en scène des tragédies assumées. Dans un tel contexte, gagner ou perdre n’a plus du tout la même signification, et il n’est désormais plus rare d’avoir le sentiment d’avoir réussi en ayant raconté la chute de son personnage.

La coopération

Comme on peut s’y attendre, ces changements vont également avoir un impact sur la façon dont les joueurs coopèrent ou s’opposent au sein d’une partie. Ainsi, on voit se développer des pratiques que l’on aurait autrefois considérées comme de l’antijeu, alors qu’elles sont aujourd’hui valorisées. C’est notamment le cas de celle qui consiste à choisir d’aller volontairement contre les intérêts de son personnage parce que l’on juge que cela rend la partie plus intéressante (« jouer pour perdre »), ou à parce que l’on pense que cela peut améliorer l’expérience d’un autre participant (« jouer pour soutenir »).

On retrouve cette même logique de coopération approfondie dans des mécaniques comme les cartes relationnelles de Smallville ou la création commune d’univers ou de groupe en début de partie. De plus, de nombreux jeux proposent des règles pour gérer les relations des personnages à une échelle individuelle et de façon bien plus précise que ne le permettait l’alignement de Donjons & Dragons.

Cependant, cela signifie également que ces règles laissent désormais bien de plus place aux relations conflictuelles entre personnages. Si la camaraderie au sein du groupe reste la norme, les mécaniques de jeux comme Voidnauts ou His Majesty the Worm aident à créer des scènes entre personnages rivaux, voire ennemis, dans l’intérêt du groupe et des joueurs. Des jeux comme Cold City ou Tenga, plus anciens, insistent sur le fait que la confiance peut être une arme à double tranchant, aussi efficace pour se soutenir que pour se trahir. À l’instar d’Alien, le premier va encore plus loin et cultive une ambiance paranoïaque en donnant des objectifs personnels volontairement antagonistes aux personnages, les forçant à la fois à collaborer et à se méfier les uns des autres. Plus rarement, certains jeux font de la compétition le cœur même de tout (Agon) ou partie de (Ambre) leur système.

Revisiter les différentes composantes d’un jeu

Enfin, nous allons maintenant nous attarder sur quelques-uns des éléments généralement perçus comme les composants d’un jeu de rôle : le personnage, l’univers, les règles et les scénarios. En effet, si nous avons déjà eu l’occasion d’exprimer nos réserves vis-à-vis d’un tel découpage, il a au moins l’avantage d’être simple et de permettre de résumer clairement certaines évolutions des systèmes de jeu.

Le personnage

On a souvent tendance à penser qu’en jeu de rôle, un joueur interprète un personnage et un seul. Historiquement, ce n’est pas tout à fait vrai, puisque dès la toute première campagne, avant même que Donjons et Dragons ne soit publié, les joueurs pouvaient déjà embaucher des compagnons pour assister leurs alter ego. Depuis, il semblerait que toutes les combinaisons possibles ou presque aient été essayées, du jeu « de troupe » où les personnages sont pour ainsi dire mis en commun (Ars Magica), en passant par celui où on incarne tous un même personnage (Everyone Is John), des esprits différents cohabitant dans un même corps (Le Cabinet des murmures), un personnage et le mauvais côté d’un de ses camarades (Wraith), voire l’arme d’un autre personnage (Bloodlust). Un jeu comme Dungeon Crawl Classics propose même une dynamique d’entonnoir, c’est-à-dire de commencer avec quatre personnages de niveau 0 avant de choisir lequel garder et faire passer au niveau 1 parmi les survivants.

De la même façon, certains jeux proposent également de créer un groupe, une sorte de super personnage reliant tous les autres (Tenga), un personnage attitré également pour le meneur afin de lui permettre d’apprendre à animer la partie progressivement (Ryuutama) ou de se jouer soi-même (La Fin du monde). D’autres ne prévoient pas que l’on puisse créer de personnage au sens classique, que ce soit parce qu’ils se limitent à ceux d’une franchise préexistante (Marvel Heroic Roleplaying), parce qu’ils ne se jouent pas à cette échelle (Microscope), ou parce que cette création est l’objet de la partie dans son ensemble (Epitaph).

L’univers

Selon ses préférences, on retrouve désormais un très grand nombre d’options possibles : univers encyclopédique comme celui de Runequest, minimaliste comme Black Sword Hack ou Ryuutama, à formule comme Damnation City (pour Vampire : le Requiem), émergent comme Oltrée !, purement aléatoire ou co-construit en début de partie, développé de scénario en scénario ou en proposant un choix de cadres différents (Fiasco), univers pensés pour faire le lien entre plusieurs autres (Spelljammer, Planescape), etc. Comme pour les personnages, il faut également compter les jeux dont l’objet est uniquement de créer un monde à plusieurs, et ceux dont la proposition est tellement resserrée qu’il n’est pas réellement nécessaire d’en décrire un. C’est par exemple le cas de Breaking the Ice et de ses rendez-vous amoureux ou de World Wrestling Federation Adventure Game et de son ring de catch.

Même s’il existe une tendance générale qui vise à la concision et à l’accessibilité, l’offre est désormais tellement pléthorique que chacun est assuré de pouvoir trouver le type d’univers qu’il souhaite, et très probablement, de le trouver traité de la façon qui lui convient, que ce soit au travers de plusieurs dizaines de publications ou d’un jeu narratif pensé pour le créer directement.

Les règles

Nous allons faire très bref sur ce point, car d’une certaine façon, tous les pages qui précèdent pourraient rentrer dans cette catégorie. Cependant, il est difficile de ne pas citer Wushu qui a dynamité les logiques de réalisme et de difficulté sur lesquelles était basés la plupart des systèmes à l’époque de sa sortie. Il en prenait le contrepied en permettant de réussir une action non pas en fonction de sa simplicité, mais de sa correspondance au canon esthétique des films d’action hongkongais. Sans aller aussi loin, là où les règles du siècle dernier cherchaient volontiers (et souvent en vain) à simuler la réalité le plus fidèlement possible, les systèmes d’aujourd’hui se caractérisent davantage par une envie d’émuler un genre narratif, une recherche d’accessibilité et d’abstraction plus poussée, et un accent souvent mis sur d’autres sous-systèmes que la résolution d’actions. Toutefois, il s’agit ici d’une tendance relative et, comme pour les univers, la profusion des jeux publiés permet de s’assurer de trouver des titres plus traditionnels si le besoin s’en fait sentir.

Les scénarios

La diversité proposée sur ce point est à l’avenant et se traduit par une multitude de formats et d’options possibles. En voici quelques-unes :
– la mouvance old school s’est spécialisée dans les modules organisés géographiquement et leurs cousins à la fois bien plus étendus et politiques, les mégadonjons. Justement parce qu’ils restent sur une famille de règles assez similaires, les créateurs qui s’en revendiquent ont tendance à exprimer leur créativité et à innover au travers des scénarios et de la façon dont ils les présentent ;
– à l’opposé, certains jeux proscrivent totalement leur utilisation ou ne sont tout simplement plus compatibles avec ce type de publications. Ils fournissent aux meneurs des règles pour obtenir des résultats similaires par d’autres moyens. C’est notamment le cas d’Apocalypse World et de sa mécanique d’horloges, mais également de nombreux jeux narratifs ;
– d’autres, encore, se caractérisent par une suite d’étapes immuables et ne semblent être faits que pour jouer un scénario unique, mais offrent une telle liberté par ailleurs qu’ils permettent de le rejouer de multiples fois sans que cela ne soit répétitif. On appelle de tels jeux des checkpoints games (jeux à étapes), et Montsegur 1244 ou Witch : the Road to Lindisfarne sont de dignes représentants du genre.

Pour aller plus loin

Il reste encore de très nombreuses évolutions que nous aurions aimé vous présenter, ou au moins développer plus en profondeur que nous ne l’avons fait. Nous aurions voulu vous parler de la manière dont certaines mécaniques de sécurité émotionnelles permettent d’aborder tant de sujets que l’on autorise à d’autres médias mais que l’on refuse encore au jeu de rôle, la façon dont des jeux comme Parsely Games réinventent ce que l’on croyait savoir de l’interprétation, des trouvailles destinées à multiplier les formats de parties et à résoudre les problèmes de calendrier qui entravent tant de groupes de jeu, voire même vous parler des jeux référentiels qui, à l’instar de Post-mortem ou de certains multivers, utilisent vos autres jeux comme matière première.

Toutefois cet article est déjà trop long et, comme nous vous le disions, toute tentative de dresser un inventaire exhaustif serait aussi vaine que rébarbative. C’est la raison pour laquelle nous avons essayé en priorité de vous montrer à quel point les systèmes de jeu avaient évolué pour devenir bien plus diversifiés que l’on ne l’imagine en général. Comme vous avez pu le constater, leurs auteurs ont exploré de très nombreuses directions au fil des ans. Il est probable que certaines d’entre elles ne vous conviendront pas, tout comme certaines ne nous conviennent pas. Ce qui précède n’est pas une check-list qu’il faudrait cocher à tout prix et vous avez peut-être déjà un jeu qui vous convient parfaitement. Cependant, il est aussi probable que d’autres auront aiguisé votre curiosité, ou que vos goûts eux aussi changeront à un moment donné. Quoi qu’il en soit, puisque cet article ne saurait faire le tour de la question, nous vous encourageons à vous en servir comme point de départ pour explorer cette diversité qui fait justement la richesse de notre loisir. Quelles que soient vos envies, ou même les difficultés auxquelles vous êtes confrontés sur vos propres parties, il existe forcément un jeu qui vous correspond.

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