Cthulhu : 3 paradoxes
C’est peu de dire que les jeux sur Cthulhu ont marqué l’histoire de notre loisir. Au premier rang de ces derniers, L’appel de Cthulhu trône comme une véritable institution depuis une bonne trentaine d’années. C’est un monument de la culture rôliste, presque comme peut l’être Donjons et dragons, et, à mon avis, tout le monde devrait y avoir joué au moins une fois, ou, à défaut, à un de ses nombreux « cousins ». Pour tout dire, une de mes plus grosses frustrations en termes d’écriture de JdR est d’avoir du refuser la création d’une campagne pour ce jeu il y a quelques années. Pourtant c’est aussi un jeu plein de paradoxes qu’il est intéressant de regarder avec une casquette de game-designer. Il pose pas mal de questions qui peuvent mettre à mal certaines de nos idées reçues …
Paradoxe 1 : Qu’est-ce qui fait l’identité de Cthulhu ?
Il y a bien sûr des ratés, mais globalement, quand on joue à Cthulhu, il y a quelque chose qui se dégage du jeu. On sait qu’on joue à celui-là et pas un autre.
Pourtant :
– Alors, je sais, System matters, tout ça, mais on peut jouer à Cthulhu avec différents systèmes (D20, BPRS, Savage Worlds, Gumshoe, Tremulus, Cthulhu Dark, etc.) et on conserve quand même le sentiment de jouer à Cthulhu.
– On peut jouer à Cthulhuavec différents backgrounds ou époques (20′s, 30′s, WWI, WW2,Cthulhu now, Delta Green, Cthulhu an mil, Cthulhu Japan, etc.) et on conserve quand même le sentiment de jouer à Cthulhu.
– On peut ne pas connaître Lovecraft, être au contraire un puriste, jouer avec ou sans mythe, et donc sans Cthulhu, et conserver quand même le sentiment de jouer à Cthulhu.
⇒ Qu’est-ce qui est spécifique au jeu alors, si ce n’est ni son univers, ni son système, ni le lien avec l’œuvre dont il est sensé être une adaptation ?
Paradoxe 2 : Qu’est-ce qui fait les bonnes parties ?
À la fin des années 80 et au tout début des années 90, on trouvait encore beaucoup de tournois en convention. Et très souvent ceux-ci proposaient une scénario de Donjons, un de Cthulhu et un d’un autre jeu, presque peu importe lequel. Là encore, il y avait de furieux contre-exemples, mais de mon expérience d’ado, les « meilleures » parties étaient celles de Cthulhu. Plus exactement, là où choisir de participer à une table de Donjons amenait parfois des bonnes parties, parfois des déceptions, choisir celles de Cthulhu revenait à s’assurer de façon presque certaine – ou du moins bien moins incertaine – de passer une bonne soirée.
Le jeu avait une espèce de pouvoir magique qui faisait que des inconnus qui s’asseyait ensemble pour y jouer, même sans en discuter avant, presque quelque soit le groupe, allaient d’une certaine façon s’appliquer. Et sans que cela ne sous-entende le fait de trop se prendre au sérieux ou la tête comme on pourrait le craindre.
⇒ Qu’est-ce qui faisait que les joueurs jouaient différemment dès lors qu’on jouait à Cthulhu ? Qu’est-ce qui les empêchaient de s’appliquer ainsi sur les autres tables ?
Paradoxe 3 : Qu’est-ce qui fait la qualité d’un jeu ?
On peut voir plein de choses à modifier dans L’appel de Cthulhu. On peut trouver que telle ou telle édition contient des règles dont on n’a rien à faire. On peut trouver, avec nos yeux d’aujourd’hui, que la mécanique de la SAN ne tient plus vraiment la route. On peut critiquer même son respect des œuvres de Lovecraft (à ce sujet, voir l’excellent Stealing Cthulhu). Par contre, on peut difficilement penser que c’est un mauvais jeu ou qu’il est dysfonctionnel. Comment un jeu qui a procuré tant de souvenirs, de parties réussies et tant d’heures de plaisir à tant de joueurs pendant tant d’années peut être sincèrement considéré comme un échec ou quelque chose qui ne fonctionne pas ?
De mon côté, tout ça fait que je n’ai aucun problème à considérer L’appel de Cthulhu comme un bon jeu. Par contre, sur les éditions que j’ai possédées (toutes celles jusqu’à la 5) cela ne m’empêche pas de penser que la plupart des éléments qui le composent sont mauvais, et parfois pires encore :
• Bien que très accessible, le BRPS montre très vite ses limites. Et pas uniquement parce qu’il existe depuis d’autres propositions récentes faites sur mesure, comme Cthulhu Dark, mais c’est le cas depuis de très nombreuses années ;
• La mécanique de SAN était certes une énorme avancée au moment de sa sortie, mais je ne peux m’empêcher de la trouver très limitée aujourd’hui. Il y a trois ou quatre raisons principales, mais peu importe, l’idée n’est pas de faire le procès du jeu ;
• Malgré la pléthore de suppléments pouvant compenser si on le souhaite, toujours est-il que le décor est à peine décrit. Je me souviens que cela m’a posé pas mal de soucis adolescent ;
• Le bestiaire est presque un cas d’école de données inutiles – même si, comme la SAN, je suis tout porté à croire que cela été très différent à la sortie du jeu. À part quelques rares exceptions près, il est composé de monstres qui ne servent que très peu et dont les statistiques sont tellement impressionnantes qu’elles ne servent finalement à presque rien.
• De façon assez analogue, les sorts et les livres sont nombreux, mais il suffit généralement de l’un d’entre eux pour tenir plusieurs séances de jeu. A mon avis, le plus gros monstres, sorts et tomes auraient gagnaient à être traités de façon très différente.
• Les spécificités de ce qui fait l’horreur à la Lovecraft ne sont finalement que très peu décrites. Elles sont essentiellement réduites aux éléments ci-dessus.
• Nombre de scénarios officiels parus dans les recueils jusqu’au début des années 90 étaient soit injouables tels quels (La dague de Thot) soit très proches d’une sorte de scénario type prévisible et usé jusqu’à la moelle. Il fallait chercher la diversité dans certaines campagnes, soit dans les magazines.
⇒ Pour la plupart des points ci-dessus, on trouve aujourd’hui des solutions toutes prêtes soient dans l’énorme gamme du jeu (des jeux, même), soit dans le nombre de livres que l’on a vu arriver autour du mythe. Comme je le disais, l’objectif n’est pas de faire un mauvais procès à ce jeu mais de se demander comment il peut être bon si la plupart des éléments qui le composent ne le sont pas ?
Et, même si cet article peut donner l’impression inverse, je n’ai vraiment aucun doute sur le fait que cela soit le cas de L’appel de Cthulhu et qu’il soit meilleur que la somme des parties qui le composent.
Ᵽharaon Ꞥoir
24/04/2021 at 2 h 51 minLes questions lancent le débat donc je te trouve chagrin avec ton « pas grande raison d’être ». Par contre je vois davantage une problématique potentielle sur un consensus/point de vue que certains partageraient (pour reprendre tes termes) et qui leur ferait dire maladroitement « LE Jeu de Rôle » au lieu de « ma vision du loisir » ou « la façon dont moi je gère le truc à ma table ». C’est dans ce sens-là que je visualise un risque confusant (ce n’est pas la question le problème mais une réponse qui, dans sa formulation, n’aurait pas conscience d’être passé du « spécifique: pour soi » à « l’universel: pour tous »). Comme dit Oscar Wilde : « les questions ne sont pas toujours indiscrètes mais parfois les réponses le sont ». Bisous 🙂
Ᵽharaon Ꞥoir
23/04/2021 at 15 h 57 minNon Brand ne lynche pas, il explique.. comme le chat de la publicité.. il ne dénonce pas, il informe 😉
Très intéressant article. Là tout de suite, à chaud, j’ai envie de réagir à 3 choses:
N°1°) « Qu’est-ce qui fait l’Identité du Jeu ? »
Bonne question Père Fouras! En effet les éléments constituants la symbolique d’un univers sont une des nombreuses promesses liées au plaisir de jouer. L’Appel de quivoussavez.. « aurait » (notez l’emploi du conditionnel) tendance à te vendre du mythe, des grands anciens ou des dieux extérieurs (en tant que représentant officiel de Tonton Nyarla sur terre, je me sens le devoir de rappeler qu’il n’y a pas QUE « le gros poulpe qui ne sait pas nager »). Après tout, si tu joues à te « branler la nouille dans les années 20 en faisant des scènes de mondanités » dans quelle promesse es-tu ? Si on te dit pas le nom du jeu et que ça parle de cambriolage rocambolesque et d’espions acrobates asiatiques tu pourrais répondre « Arsène Lupin contre les ninjas dandys »..
Autre exemple.. on te promet un JdR Alien : et tu te retrouves au milieu d’une embrouille d’espionnage militaire entre différentes corporations. Et sans avoir vu un seul xenomorphe ou face-hugger lorsqu’arrive le « générique de fin » (tu sais ce moment où ton pote Bob trouve toujours une excuse pour quitter les lieux rapidosse sans vous aider à ranger). La question étant alors.. étions-nous vraiment dans Alien ou dans n’importe quel setting de SF ? Et accessoirement autre question : comment faire comprendre à Bob qu’il est un connard dénué de savoir-vivre, sans pour autant le vexer ?
N°2 « Qu’est-ce qui fait les bonnes parties ? »
Là mon gars, selon moi, tu es en train de te tirer une balle dans le pied. Comme disait Simone de Beauvoir : « l’humanité n’est qu’une suite d’hommes libres qu’isole leur subjectivité ». Il ne peut y avoir de consensus puisque chaque ressenti est personnel.. et de plus.. ce dernier est souvent évolutif. Je ne sais pas pour toi, mais moi je ne suis pas la même personne aujourd’hui que celle que j’étais hier.. ou encore pire celle que j’étais il y a 30 ans.. je veux dire par là que la réponse à cette question change non seulement de personne à personne, mais aussi en fonction du vécu de la dite personne…
N°3 « Qualité d’un Jeu ? »
Là encore il n’y a pas de formules magiques, tu peux juste essayer de le former de manière structurelle :
– « tes Envies » [E] (E1: ceci.. E2: cela.. E3: et aussi ça..)
– « à un Instant donné » [I] (avant j’avais tel délire, aujourd’hui un autre, demain probablement un autre..)
Pour moi s’il y a une qualité intrinsèque à un Jeu ce serait l’éventuelle capacité de permettre à des envies « différentes & éphémères » de pouvoir se réaliser (sans drames) le temps d’une partie.
Tout cela pour dire:
« Peut-on dire alors si un jeu est dysfonctionnel ? »
Bien sur.. mais on ne peut le faire QUE pour soi.. pas pour les autres. On peut affirmer par exemple que telle partie, à cette table, à ce JdR, avec ces Joueuses & Joueurs n’a absolument pas fonctionné pour soi.. mais vu la défaillance de notre empathie (cette impossibilité d’être réellement et complètement dans le ressenti et l’esprit des autres) il devient risqué de vouloir « parler en leur nom »..
On peut juste exprimer nos doutes & nos frustrations, en espérant que cela « fasse sens » pour les autres.. et c’est déjà beaucoup, non ?
Brand
23/04/2021 at 16 h 33 minJe me trompe peut être, mais j’ai l’impression que tu as zappé le fait que ces questions étaient posées justement parce qu’il semblait y avoir un consensus (ou au moins en se plaçant du point de vue des gens qui le partagent justement). Sans cela, elle n’ont sans doute pas grande raison d’être 🙂
Cthulh00
21/01/2020 at 15 h 31 minJ’ai beaucoup apprécié la lecture de cet article, cela dit je me demande si les questions posées sont les bonnes.
D’après mes recherches sur l’Appel de Cthulhu, le jeu a principalement été conçu en réaction à D&D. Avant de me lyncher, permettez-moi de m’expliquer : D&D est centré sur l’évolution de ses personnages, et le scénario y est pour ainsi dire secondaire. AdC a opté pour l’optique inverse : des personnages « jetables » au service d’une histoire qui les dépasse.
Ce principe permet d’expliquer pourquoi les parties en conventions étaient « meilleures » : les joueurs ne cherchaient pas à tirer le plus la couverture sur leur personnage et tout le monde coopérait à l’avancement d’un scénario dantesque.
Ce principe, aussi, dépasse son univers ou son système. Delta Green RPG et Cthulhu Pulp permettent au personnage de mieux résister, mais au final ils se feront tout de même ratrapper par la folie.
Je n’ose pas m’avancer pour le dernier dilemme, mais un mode d’écriture qui pousse les joueurs à collaborer et à s’immerger sérieusement dans le récit me paraît efficace en dépit de mécaniques datées (ou non) ou de suppléments incompréhensibles (ou non).
Brand
21/01/2020 at 16 h 06 minPersonne ne va se faire lyncher. Au contraire, les réactions sont les bienvenues.
Pour vous répondre, les questions sont effectivement posées avec un but particulier, à savoir servir à une partie bien particulière d’ateliers de conception de JdR, et elles ne sont probablement pas du tout approprié à d’autres usages. Je n’en sais rien. Concernant le reste, j’ai bien sûr quelques réserves (la réaction à D&D, la place du scénario, la présence d’un mode d’écriture, etc.), mais je pense que ce serait se concentrer sur des détails plutôt que de prendre ce qu’il y a d’intéressant dans votre commentaire.