Fiasco
Fiasco fait partie de ces jeux qui repoussent les limites de la définition de notre loisir. Jeu de rôle pour les uns, story game pour les autres, c’est un jeu dont le succès tant critique que commercial ne s’est pas démenti depuis sa sortie en 2009. Là encore, il s’agit d’un Ovni, et, comme nombre d’autres, ils sont l’occasion de revoir pas mal de concepts que l’on tenait pour acquis. Il s’illustre notamment par la multiplication de ses cadres de jeux, leur forme très particulière, des personnages surtout définis par leurs relations et un système de jeu à la fois lâche et surtout centré non pas autour de la résolution de conflit, mais d’une structure globale. Bref, c’est un jeu plaisant à jouer et à « étudier ».
Même si Fiasco est son jeu ayant connu le plus grand succès, Jason Morningstar en a écrit de nombreux qui méritent le détour : Night Witches, The Climb, Love in the Time of the Seid, et a notamment participé à développer du matériel pour nombre d’autres jeux à succès de ces dernières années (Gumshoe, Dungeon World, The Regiment, FATE, etc.). C’est également quelqu’un qui intervient régulièrement et de façon souvent très didactique dans nombre de conférences liées au game design et autres initiatives faites pour favoriser la création.
Bref, tant qu’à faire dans la demi-mesure, c’est un des rares auteurs dont je n’ai pas honte de dire que je suis fan, et qui me donne l’impression de me faire progresser de quelques années presque à chaque fois qu’il me laisse relire un des ses jeux.
Pour découvrir Fiasco : http://www.trictrac.net/jeu-de-societe/fiasco/
Pour lire la ludographie de Jason : http://www.bullypulpitgames.com/about/jason/
Pour découvrir le site de Bully Pulpit Games : http://www.bullypulpitgames.com/
1. Reposez-vous sur ceux qui sont plus malins et plus talentueux
On construit tous sur les travaux des autres. À titre personnel, je suis constamment inspiré par les créations de nombreux auteurs particulièrement doués. Je joue tout le temps à de nouveaux jeux et je dévore toutes les idées que je trouve, peu importe où elles se cachent. D’ailleurs, il me tarde de voir plus de traductions de jeux français !
Je crois fermement que la véritable valeur ajoutée d’un auteur réside dans la mise en œuvre des idées et que ces dernières ne valent pas grand-chose à elles seules. Elles sont comme des fruits bien mûrs qui ne demandent qu’à être cueillis et ingérés, et ne doivent finalement être attribuées à leurs auteurs que quand on se rapproche plus du vol que de l’inspiration.
Par exemple, vous pouvez deviner les prémisses des cadres de Fiasco dans le brillant In a Wicked Age de Vincent Baker (où les listes ont une telle puissance évocatrice) ou dans les tables de type « choisissez ou jetez les dés » qui sont si courantes dans les JdR japonais. J’avais justement été exposé à l’un et aux autres avant de commencer à travailler sur mon propre jeu.
De même, une communauté de taille importante, amicale, et dont le partage reste la philosophie centrale est sans doute ce qu’il y a de plus utile quand vous atteignez vos limites, que ce soient celles de votre créativité, de votre connaissance ou de votre inspiration. Demandez de l’aide. Moi, je le fais tout le temps. Par exemple, dans Fiasco, l’essentiel des considérations mathématiques liées aux dés tire son origine d’une conversation avec Ralph Mazza. Dans Grey Ranks, la grille d’émotions qui en constitue le cœur, le véritable épicentre du jeu, a mûri au fil des discussions avec Bill White. Jamais je n’aurais pu la produire tout seul.
2. Faites confiance à la capacité de chacun pour créer des histoires
Il y a un exercice de théâtre d’improvisation que l’on appelle le Harold, dans lequel une équipe prend une ou deux suggestions du public avant d’en produire une série de sketchs auto-référencés de 22 minutes qui tient parfois de la magie. La réincorportation ne fait pas forcée et le résultat est donc souvent étonnamment original et intelligent pour les spectateurs. L’essentiel de l’impact de l’Harold vient de la façon dont nous fonctionnons : nous sommes faits pour recoller les morceaux, trouver des similitudes et créer des histoires. J’ai appris à faire confiance aux gens quand il s’agit de créer ces liens et de combler les blancs d’une intrigue, tout simplement parce que nos cerveaux sont conçus pour faire tout ça et pour le faire bien.
Aussi, vous pouvez garder ça en tête pour créer des jeux avec des zones de flou. Par exemple, nombre des premières versions de Fiasco comptaient un troisième acte complet. La partie s’éternisait et il fallait faire quelque chose (cf. point n° 5). La solution a été de le virer complètement et de le remplacer par une simple étape qui élude toute l’action que le troisième acte aurait montrée, principalement en faisant correspondre une entrée aléatoire et une fonction de résumé. L’idée marche bien et, parfois, c’est presque magique.
3. Respectez la culture (ludique) locale
Exactement comme vous pouvez faire confiance à vos joueurs pour créer des histoires cohérentes à partir d’éléments disparates, vous pouvez également leur faire confiance pour savoir comme interagir au mieux. Dans mes jeux, il est rare que je dise aux participants qui doit dire quoi et à quel moment. En effet, à moins qu’il y ait une raison pertinente d’un point de vue mécanique de rendre tout cela systématique, je peux vous faire confiance, à vous et à vos amis, pour faire ce qui est le mieux pour vous. Votre façon de jouer peut ne pas être exactement la mienne, mais ce n’est pas grave. Pousser ce principe à l’extrême, dans un sens ou dans l’autre, peut réellement nous en apprendre beaucoup sur notre propre vision du game design.
4. Créez des situations en travaillant sur le cosmétique
Faire des listes est un moyen très agréable de communiquer une situation. Au premier abord, il s’agit avant tout de cosmétique (couleur), d’un petit nombre d’objets limitant les choix possibles pour les joueurs. Mais c’est oublier un petit truc lié à la façon dont fonctionne notre cerveau : chaque joueur doit lire un à un tous les éléments de chaque liste avant de prendre sa décision. Pour l’auteur d’un cadre, c’est donc 144 occasions de suggérer non pas un simple élément cosmétique, mais aussi une véritable situation au travers de ces derniers.
Si vous regardez The Ice par exemple, vous trouverez de nombreux lieux surprenants (comme le distributeur de billets ou le café) qui vous en diront beaucoup sur ce à quoi ressemble vraiment McMurdo, et qui n’auront peut-être rien à voir avec ce que vous attendiez d’une base isolée dans l’antarctique. Dans Flyover, il y a des connexions profondes entre des éléments des 4 catégories (relations, objets, besoins et lieux) et qui donnent des indices subtils amenant vers trois histoires se recoupant les unes avec les autres, mais n’étant jamais décrites réellement. La première parle de tensions avec la communauté des immigrants d’Amérique centrale fraîchement arrivés, la seconde est au sujet du crime à l’aéroport, et la troisième tourne autour de Marcie Lowell et de sa ferme familiale. Rien n’est encouragé de façon explicite, mais les joueurs seront au moins imprégnés par ces éléments pendant qu’ils lisent les listes et, qui sait, peut-être, inspirés.
5. Définir des objectifs créatifs mesurables et jeter tout ce qui dépasse
J’ai conçu Fiasco pour répondre à un besoin spécifique que j’avais alors fréquemment : les temps de battement en convention. Vous savez, quand vous avez un groupe de joueurs, deux heures à tuer, mais aucun jeu qui ne peut être joué de façon satisfaisante et arriver à une conclusion durant ce laps de temps. Il y avait bien des jeux one shot, mais en général ces derniers réclamaient au moins quatre heures. Il y avait des jeux rapides à mettre en place et à jouer, mais souvent ceux-ci étaient dépourvus de mécanismes pour conclure une histoire de façon satisfaisante. Fiasco devait être jouable en deux heures, et il devait créer une histoire avec un début, un milieu et une fin.
Tout ce qui n’aidait pas à atteindre cet objectif a été enlevé. Et croyez-moi, j’ai enlevé des tonnes de choses. Avoir des objectifs clairs et mesurables m’a énormément été utile durant la création du jeu, parce que cela m’a permis d’avoir des critères concrets avec lesquels évaluer tous mes choix. Est-ce que tel élément rend le jeu trop complexe pour pouvoir être joué en deux heures ? Est-ce que tel autre amène à des arcs narratifs ambigus ou décevants ? Bien sûr, tout le monde ne joue pas de la même façon que moi (j’ai entendu parler de parties de Fiasco de huit heures) et le jeu peut toujours dérailler si on loupe quelques étapes mais, dans l’ensemble, je suis satisfait avec la façon dont il atteint les objectifs initiaux que je lui ai fixés.
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