Inclusivité et jeu de rôle
En toute fin d’année dernière, Les Moutons électriques ont publié dans leur collection Miroirs un recueil intitulé Jeu de rôle ! Malheureusement, depuis, l’éditeur a annoncé qu’il cessait son activité. Aussi, conformément à ce que nous permet notre contrat, nous avons décidé de publier le contenu des deux articles que nous avons écrits pour ce recueil sur ce blog. Pour nous, c’est la meilleure façon qu’ils demeurent disponibles.
Voici donc le premier d’entre eux : Inclusivité et jeu de rôle. Pour être tout à fait honnêtes, c’est un sujet que nous avons pas mal déjà abordé ici. Encore une fois, cet article était initialement prévu pour un autre public. Cependant, vous trouverez par exemple une section sur les différents angles d’approche pour aborder concrètement ces problématiques qui est issue de réflexions plus récentes et qui ne se trouvait pas dans nos précédents articles.
Bonne lecture
Le jeu de rôle sur table a longtemps été perçu comme un loisir essentiellement pratiqué par des adolescents et des hommes blancs des classes moyennes ou supérieures. Même s’il a toujours existé des contre-exemples et que les rôlistes ont eux-mêmes été réduits à des clichés, cette image a contribué à ce que d’autres parties de la population se tiennent éloignées de notre loisir, que ce soit par crainte, parce qu’elles n’y ont pas été bien reçues ou parce qu’elles pensaient tout simplement que le jeu de rôle ne s’adressait pas à elles. Concernant ce dernier point, nous sommes forcés de constater que cette vision a bien correspondu à une réalité, et y correspond parfois encore, mais il est également vrai que la situation générale a grandement évolué. Non pas que tous les jeux actuels s’adressent à tout le monde, ce qui serait sans doute justement nuire à leur diversité et à ce qu’ils peuvent apporter de spécifique à tel ou tel public, mais il est aujourd’hui heureusement bien plus facile de trouver des jeux qui correspondent à ses propres envies et besoins, y compris quand on ne ressemble pas à l’image traditionnelle que l’on se fait d’un rôliste.
Dans cet article, nous allons brosser un rapide tour d’horizon de cette question complexe qu’est l’inclusivité dans notre loisir. En effet, comme tous les autres médias, les jeux de rôles sont influencés par un ensemble de représentations plus au moins stéréotypées, qu’elles soient véhiculées par les jeux eux-mêmes ou par celles et ceux qui les pratiquent, mais ils appartiennent également à une communauté qui se veut de plus en plus accueillante et réfléchit à ses propres biais et hiérarchies.
DES DÉBUTS PEU PORTÉS SUR L’INCLUSIVITÉ
Revenons d’abord aux origines de notre loisir, afin de comprendre à la fois d’où vient cette vision désormais caricaturale des rôlistes, et d’observer que celle-ci n’a pas toujours été usurpée.
1. Une communauté uniforme
Le jeu de rôle naît en 1974 aux États-Unis avec la publication de la première édition de Donjons & Dragons. Ses auteurs, Dave Arneson et Gary Gygax, sont des passionnés de wargames et, pour eux, c’est bien à cette catégorie qu’appartient leur création. Séparément ou ensemble, ils en ont alors déjà publié plusieurs, fondé des associations dans la région des Grands Lacs et organisent une importante convention qui attire quelques centaines de personnes. En d’autres termes, ils sont parfaitement intégrés dans la communauté des wargamers du Midwest.
Or, si cette dernière est bien le terreau dans lequel naît notre loisir, dire qu’elle est sociologiquement uniforme tient de l’euphémisme. Réputée conservatrice, elle est aussi quasi uniquement masculine, blanche et issue de la classe moyenne. Concrètement, d’après un recensement de la Midwest Gaming Association paru en janvier de la même année, elle ne compte que 0,5 % de joueuses et, que ce soit dans la presse spécialisée ou le tissu associatif, on y part presque toujours du principe que le lectorat est exclusivement masculin. Il faut dire que les wargames de l’époque ne mettent pour ainsi dire jamais en scène des combattantes et ce n’est donc guère une surprise si environ 25 % des jeux de rôles parus dans les années 70 ne se posent pas la question de proposer des personnages féminins, tandis qu’un peu moins de 15 % n’autorisent que des personnages masculins.
Toutefois, certaines femmes vont très tôt marquer le secteur. C’est par exemple le cas de la Californienne Lee Gold qui fonde dès 1975 le premier périodique rôliste, Alarums and Excursions. En effet, avec le succès de Donjons & Dragons, le jeu de rôle va très vite se propager bien au-delà de ce premier terreau, touchant à la fois des joueurs dans tout le pays et au-delà, mais également d’autres communautés, notamment celles des fans de science-fiction et de fantasy de la côte Ouest, moins masculine et bien moins conservatrice. On estime généralement que le nombre de joueuses à la fin des années 70 se situe entre 5 et 10 %.
Et aujourd’hui ? À la différence des fédérations sportives qui peuvent compter les licences émises, nous ne disposons que de peu de données fiables sur la pratique du jeu de rôle en France. On peut néanmoins citer les travaux des sociologues Annie Xiang et Vincent Berry qui intègrent plusieurs enquêtes pour faire le portrait suivant du rôliste-type français en 2024. Selon leurs travaux, il serait âgé de 44 ans, serait un homme (dans 2/3 des cas), titulaire d’un diplôme de premier cycle (60% des cas) et issus des classes moyennes (1 cas sur deux). |
2. Premiers archétypes et clichés
Si le jeu de rôle a aussi facilement attiré un public passionné de science-fiction et de fantasy, c’est aussi parce qu’il en reprend depuis toujours certains codes. Ainsi, Donjons & Dragons explique être un wargame ancré dans la fantasy et cite explicitement Burroughs, Howard, Leiber, Sprague de Camp et Pratt dès son avant-propos, puis, de façon détournée, d’autres auteurs comme Moorcock ou Tolkien. D’autres vont piocher de façon explicite dans les mythes entourant la chevalerie. Cet enracinement dans les cultures de l’imaginaire ne choquerait plus personne aujourd’hui, mais n’en est pas moins alors une véritable prise de position au sein d’une communauté où les wargames historiques et réalistes dominent. Pour l’anecdote, on appellera d’ailleurs les jeux de rôles « FRP » ou Fantasy Roleplay pendant une bonne partie des années 70 et 80, y compris ceux qui appartiennent à d’autres genres comme la science-fiction ou les univers de super-héros.
Comme l’annonce dès son titre le second jeu de rôle de Dave Arneson, Adventures in Fantasy, les auteurs de l’époque ont donc pris à cœur de reproduire les principaux clichés de la littérature dont ils s’inspiraient dans les manuels et modules de jeu de rôle. De fait, ils se sont surtout concentrés sur des éléments assez archétypaux et peu diversifiés en matière de genre, d’ethnie ou d’orientation sexuelle, sans forcément faire grand cas des représentations de minorités. En un sens, cela se comprend : si on se met par exemple à la place d’un auteur ayant l’occasion de faire le jeu officiel de la franchise James Bond (qui sera publié en 1983), sa priorité ne sera sans doute pas d’interroger les biais pourtant nombreux de ces films, mais bel et bien de faire en sorte que les parties jouées avec son jeu leur ressemblent. C’est exactement la même chose avec les littératures de l’imaginaire, surtout à une époque où on a moins l’habitude de se poser ces questions, et où tous les genres de la culture populaire sont loin d’être adaptés en jeu de rôle. Ainsi vont s’amalgamer des codes datant souvent du début du xxe siècle, hérités d’une fantasy épique et guerrière, volontiers portée par des héros blancs et virils mettant en scène ce que Stephen Kline appelle une « masculinité militarisée », qui, comme nous allons le voir, est régulièrement traversée de biais colonialistes et misogynes. Ces premiers stéréotypes, justement parce qu’ils apparaissent à la création de notre loisir, vont être très présents tout au long de son histoire. Ils évolueront en fonction des tendances et des périodes, par exemple avec la chevalerie dans les années 1970 et les héros de film d’action des années 1980, mais se retrouveront régulièrement dans les illustrations et sur les couvertures des jeux.
Enfin, certains de ces codes peuvent avoir des origines plus surprenantes. En 1982, l’éditeur de Donjons & Dragons se lasse d’être la cible de paniques morales et adopte une charte formalisant ce qu’il considère acceptable dans ses publications. L’objectif est de les présenter comme inoffensives, loin de toute portée subversive ou contenu inapproprié. Ce document a connu plusieurs versions au fil des ans et a réellement participé à réduire certains clichés, mais en a également propagé d’autres. Ainsi, les personnages queer n’auront pas droit de cité chez cet éditeur pendant quinze ans, tout comme, un peu plus tard, ceux dont les corps ne seront pas dotés de « proportions héroïques ».
Malgré ce que semble indiquer cet exemple, il est très rare de savoir si l’usage de tels stéréotypes dans un jeu spécifique est le reflet d’une intention politique de la part de son auteur ou simplement de la culture dans laquelle il baigne et, cinquante ans plus tard, ce ne sont pas les exemples perturbants pour nos sensibilités actuelles ni les déclarations choquantes qui manquent. Cependant, on trouve aussi de nombreux contre-exemples, bien que moins fréquents. Aussi vaut-il sans doute mieux se concentrer sur l’essentiel : l’évolution de ces questions dans le temps et le fait que le jeu de rôle soit à média à part entière, pouvant aussi bien transmettre un propos délibéré qu’un sous-texte moins conscient.
3. Une époque qui se reflète dans le game design
C’est notamment la raison pour laquelle il est intéressant de se concentrer sur les règles des jeux afin d’étudier leur rapport à l’inclusivité. Souvent considérées à tort comme « neutres », elles sont pourtant au cœur de ce qui fait de notre loisir un média à part entière et ont tendance à beaucoup en révéler sur la période ou la culture qui les a vues naître.
Environ 15 % des jeux de rôle des années 70 proposent des règles exclusives aux personnages féminins. C’est notamment le cas du jeu Advanced Dungeons & Dragons, particulièrement populaire à l’époque. S’il proposait aussi quelques éléments très caricaturaux sur les personnages non-joueurs féminins, le jeu limitait la force maximale des guerrières par rapport à celles des guerriers, et donc leurs capacités martiales. C’est loin d’être un détail pour un jeu autant focalisé sur le combat, car ces règles rendaient la création d’une guerrière toujours moins intéressante stratégiquement que celle d’un guerrier, potentiellement moins amusante à terme, et limitaient fortement la mise en place de certains arcs narratifs : quête de perfection, promotion d’un style de combat, adaptation d’héroïnes de fiction, etc.
Interrogé à ce sujet, Gary Gygax évoque à de maintes reprises une volonté de réalisme. Or, lorsqu’il est utilisé pour justifier une discrimination fictionnelle, cet argument souligne que l’œuvre exprime la vision du monde de son auteur et que celui-ci tient à la mettre en avant. Ainsi, même s’il finira par admettre 25 ans plus tard qu’une telle approche ne faisait guère de sens dans un jeu de fantasy, il lui est alors moins difficile d’imaginer un dragon qu’un monde où les femmes ne sont pas moins fortes que les hommes. Indépendamment des multiples déclarations sexistes qu’il pourra faire par ailleurs, à une époque où les instances sportives internationales et olympiques refusent encore d’organiser des marathons féminins de peur de provoquer des descentes d’utérus, c’est peu de dire qu’il n’est pas le seul et que cette règle se fait l’écho de son temps. Toutefois, il est important de noter que si cet exemple défavorise les personnages féminins, ce n’est pas le cas de toutes les règles qui leur sont spécifiques. D’autres jeux ont proposé des approches plus équilibrées (Bitume), voire avantageuses (Starships & Spacemen), même si elles étaient souvent fondées sur des représentations archétypales.
Naturellement, l’inclusivité ne se limite pas aux questions relatives au sexisme. La règle des « lanceurs de sorts tribaux », qui régit les sorts pouvant être lancés par les chamanes et les hommes médecines (witch doctors) de certaines tribus dans Advanced Dungeons & Dragons, en est un bon exemple. En rendant cette magie moins efficace que celle des clercs traditionnels, en en limitant l’accès presque uniquement à des monstres mauvais par nature, et en faisant en sorte que les seuls humains pouvant l’utiliser soient les « hommes des cavernes », cette règle renforce un certain nombre de clichés coloniaux sous doute hérités de la littérature pulp.
Concernant les questions d’orientation sexuelle, on peut citer la bien plus tardive deuxième édition d’Aquelarre qui, en 1999, permet explicitement de jouer des personnages homosexuels, mais leur octroie de tels bonus de séduction (sur les autres personnages homosexuels du même sexe) qu’ils en deviennent presque irrésistibles et surtout incapables de résister à la tentation, renforçant alors le cliché de personnes peu fiables aux mœurs légères. Et pourtant, c’est déjà une évolution notable par rapport à ces jeux de la fin des années 1980 et du début des années 1990, dont les règles présentaient l’homosexualité comme une perversion ou une pathologie mentale, à l’image de l’OMS jusqu’en 1990 ou de la France jusqu’en 1992.
Là encore, on pourrait multiplier les exemples. Cependant, pour aussi alarmantes que soient certaines de ces règles d’alors, la plupart n’ont été que des étapes et appartiennent aujourd’hui au passé. C’est justement parce que les auteurs transmettent une partie de leur vision du monde dans leurs œuvres que celles-ci suivent progressivement les évolutions de la société.
EXPÉRIMENTER L’ALTÉRITÉ
En marge de ces dernières, un autre facteur majeur de cette transformation est à chercher dans une des principales caractéristiques du jeu de rôle : la possibilité d’interpréter un personnage qui soit différent de soi, potentiellement avec d’autres valeurs, et de l’imaginer dans des situations que l’on n’aurait pas l’occasion ou l’envie de vivre nous-mêmes. Ces dernières, bien que fictionnelles (et sans doute aussi parce qu’elles le sont), permettent d’expérimenter et potentiellement d’apprendre de ces expériences. En effet, si on est capable de s’imaginer pendant des heures dans la peau d’un sorcier ou d’un vampire ayant traversé les continents et les millénaires, on devrait avoir bien moins de difficulté à se mettre à la place de nos contemporains, fussent-ils d’une autre culture ou d’un autre genre que nous. C’est d’ailleurs la raison qui a amené le jeu de rôle à être utilisé comme outil pédagogique depuis des décennies, y compris dans des domaines qui ne voyaient traditionnellement pas le fait de jouer d’un bon œil : entreprises, grandes écoles, négociation, recrutement, etc.
Une prise de conscience progressive
Face à une diversité de personnages interprétables qui apparaît alors infinie, les rôlistes vont donc faire leurs propres expérimentations. Ainsi dispose-t-on aujourd’hui de témoignages de nombreuses personnes queer qui expliquent avoir pu explorer leur identité de genre et s’affirmer grâce au jeu de rôle, à leur rythme et sans le stress ni le risque qu’impliquerait une révélation publique. C’est par exemple le cas de la politicienne américaine transgenre Zooey Zephyr, ou de la drag queen française Eva Porée, qui a notamment animé l’actual play D&Drags.
Ces expérimentations ne se limitent cependant pas à une exploration de sa propre identité. Les rôlistes font également de plus en plus l’expérience de l’altérité au travers des confrontations de leurs personnages avec des cultures ou à des problèmes qu’ils ne rencontrent que rarement dans leur quotidien. L’empathie, voire la sympathie, ainsi provoquée peut être le résultat du hasard, d’une volonté des participants (et notamment du meneur) ou tout simplement du jeu en lui-même. Ainsi, on peut citer l’apparition de jeux historiques permettant de découvrir des civilisations moins connues du grand public bien avant la généralisation d’Internet. On voit également de plus en plus de jeux, principalement sombres et modernes ou cyberpunk, abordant directement certaines formes de racisme ou de discriminations. Même si on l’oublie facilement aujourd’hui, ce sont des éléments que l’on retrouve régulièrement dans certains classiques des années 90, comme Vampire : la Mascarade ou Shadowrun avec, par exemple, son policlub humanis directement inspiré du Klu Klux Klan.
Une imagination contrainte
Toutefois, dans un premier temps au moins, cette expérience de l’altérité permise n’est pas exempte de problèmes. Le premier d’entre eux vient paradoxalement d’une force de notre loisir : notre imagination. En effet, exactement comme pour les auteurs, celle des joueurs est limitée par leur culture et leur vécu qui sont sources de nombreux angles morts. Ils ne peuvent se représenter que ce qu’ils peuvent imaginer, et donc ce dont ils sont déjà conscients. Or, si vous n’avez jamais souffert du racisme, ce n’est sans doute pas parce que la présence du policlub humanis de Shadowrun vous a permis de ressentir de l’empathie pour les personnes racisées que vous pouvez vous représenter leur quotidien, ni le mettre en jeu. Même avec les meilleures intentions du monde, il vous sera difficile de créer autre chose que des situations caricaturales et de reproduire les clichés omniprésents dans les autres médias. Vous avez besoin d’en apprendre davantage, que ce soit par des témoignages ou par les connaissances que les jeux choisissent de vous transmettre. Or, à cette époque, ceux qui prennent à bras-le-corps les sujets sociétaux sont rares. Même lorsque l’on recherche cette empathie et que l’on réussit à éviter le piège du misérabilisme, on en est davantage à reconnaître que ces discriminations peuvent exister dans nos univers et à les y insérer à la marge qu’à en faire le cœur d’une proposition ludique.
Il n’est pas question ici d’invalider, et encore moins de condamner, ces jeux qui choisissent de laisser à la possibilité aux joueurs d’aborder ces questions sans en faire des éléments centraux. Cependant, il est également nécessaire de comprendre qu’au-delà d’un simple choix créatif, il s’est aussi souvent agi d’une étape intermédiaire imparfaite dans l’histoire de notre loisir et que, selon les discriminations en question, celle-ci a pu se produire à différentes époques. Ainsi, dans les années 1990, Vampire : la Mascarade a à la fois marqué un tournant dans la représentation des personnes queer, mais cède volontiers aux clichés positifs : à une exception près, les vampires gays sont toujours plus beaux que les autres. Dans les années 2010, la volonté de bien représenter les personnages noirs de Pathfinder est manifeste, mais, comme l’expliquent les travaux de Steven Dashiell, cela ne suffit pas à éviter toute violence symbolique ni, par exemple, le cliché du « bon sauvage ». Là encore, il s’agit de marches que la communauté rôliste gravit l’une après l’autre, parfois avec entrain, parfois sans.
Des questions au sein de la communauté rôliste
Avec ces problématiques liées à l’inclusivité se développent des questions qui n’auront de cesse d’agiter notre communauté : est-ce qu’il faut vraiment aborder ces aspects autour de la table ? Quelle place doivent-ils occuper lors des parties, voire à l’échelle de notre loisir ? Certaines voix s’élèvent pour dire qu’il faut les prendre à bras-le-corps pour rendre la communauté plus inclusive ou y voient un gage de maturité de notre loisir, tandis que d’autres les rejettent en bloc, y voyant une intrusion de la politique ou de problématiques jugées gênantes dans un espace ludique qu’ils considèrent comme préservé.
Si des mouvements comme MeToo ou Black Lives Matter ont joué le rôle de caisses de résonnance et les rendent plus visibles, ces questionnements sont en réalité présents dès le début de notre loisir, par exemple avec Marc Miller, l’auteur de Traveller, qui appelle à laisser plus de place aux joueuses dans le premier numéro de la revue Different Worlds en 1979, ou avec les commentaires antiféministes de Gary Gygax dans Greyhawk, un supplément pour Donjons & Dragons paru en 1976. Il faudrait tout un autre article pour évoquer l’histoire de ces oppositions et de leurs conséquences, mais on peut toutefois retenir les éléments suivants.
Il existe des jeux et des mouvances visant à rejeter ces questionnements pour des raisons politiques ou religieuses assumées, comme Central Casting: Heroes Now! qui explique en 1991 qu’utiliser le jeu de rôle pour expérimenter « par procuration » toute autre relation sexuelle qu’entre un mari et sa femme est mal, et une perversion pour laquelle les joueurs devront rendre des comptes tôt ou tard. Fort heureusement, s’ils existent, de tels jeux sont désormais particulièrement rares.
Inversement, des démarches bien plus nombreuses se sont structurées afin de faire prendre conscience des problèmes que rencontrent certaines parties de la population rôliste (sites de témoignages, féminisation systématique de certains termes), les documenter, les étudier ou les régler au moins ponctuellement (chartes de conventions, parité lors des événements publics, jeux solos, etc.). Si ces dispositifs n’ont que peu d’impact individuellement et ont besoin d’être pensés comme un ensemble pour être réellement efficaces, il s’opère une véritable prise de conscience à plusieurs niveaux, aussi bien de la part des professionnels du secteur que de la communauté dans son ensemble.
Ces oppositions s’accompagnent à la fois d’une diversification et d’une polarisation des espaces rôlistes. Ceux-ci sont à la fois plus nombreux et plus segmentés, mais que ce soit au travers de sites ou de groupes spécifiques, de conventions thématiques, ou grâce à la popularisation des parties en ligne ou la multiplication des communautés sur Discord, il est désormais bien plus facile de trouver un espace qui nous convienne. Paradoxalement, c’est aussi vrai pour les personnes qui cherchent une approche inclusive que pour celles qui s’y opposent.
Concrètement, autour des tables de jeu, les attitudes varient, mais jouer un personnage très différent de soi reste complexe – d’autant plus s’il est marginalisé – et peut être source de malaise. Certains groupes s’en accommodent très bien, voire l’encouragent, tandis que d’autres préfèrent ne pas y être confrontés ou finissent par abandonner plutôt que de prendre le risque d’être caricaturaux, ridicules ou insultants. Une des conséquences de ces discussions est le développement, depuis le début des années 2010, d’un ensemble d’outils dits de « sécurité émotionnelle ». Ceux-ci permettent d’aider les rôlistes lorsque les parties abordent des sujets difficiles. Cependant, si leur objectif est davantage d’aider à clarifier ses propres limites plutôt qu’à en imposer de nouvelles, et si elles se sont popularisées et se retrouvent régulièrement rappelées dans les manuels de jeux récents, ces techniques entraînent elles aussi des débats houleux. Leurs détracteurs les perçoivent généralement comme une remise en cause du travail du meneur et une forme de censure, et les assimilent régulièrement aux paniques morales du milieu des années 1990.
UNE EXPLOSION DE JEUX À LA PORTÉE POLITIQUE ASSUMÉE
Dans un contexte polarisé, face aux limites des jeux qui rendaient possible de jouer des personnages marginalisés mais sans réellement donner suffisamment de clés pour le faire, on assiste logiquement à l’apparition d’une nouvelle génération qui en fait le cœur de leur proposition ludique. Ce phénomène va principalement apparaître au milieu des années 2000 et n’aura de cesse de s’amplifier après. En effet, il a bénéficié à la fois d’un changement de paradigme popularisé par la scène indépendante américaine concernant la façon de percevoir les jeux, faisant passer ces derniers du statut du pur divertissement à celui de moyens d’expression, mais également d’évolutions technologiques rendant leur production toujours plus accessible. Cette tendance va exploser la décennie suivante avec la popularisation du financement participatif et l’arrivée de plus en plus d’auteurs issus de minorités ou d’autres parties du monde, venus enrichir notre loisir de leurs expériences et points de vue.
Ce ne sont bien sûr pas les premiers jeux à faire des références politiques ni à être marqués idéologiquement. Que ce soit sur le ton de l’humour satirique et parodique comme INS/MV, plus utopiste comme les Mille-Marches, ou bien trop premier degré comme la vague des jeux militaristes américains sous Reagan, d’autres l’ont déjà fait auparavant. Leur spécificité est ici d’être des jeux dont le sujet principal est la représentation d’une ou plusieurs minorités.
Même si l’honnêteté nous oblige à préciser que nous en sommes aussi les éditeurs, le jeu qui incarne le mieux cette tendance à nos yeux est Monsterhearts d’Avery Alder, à la fois pour ses propres innovations, mais également parce qu’il va inspirer de nombreux autres jeux au sein de ce mouvement. Proposant de jouer des adolescents qui sont aussi des monstres (vampires, sorcières, etc.) dans un lycée américain, il explicite immédiatement et frontalement sa position en se présentant par la phrase suivante : « Ce jeu est queer, ce qui signifie qu’il remet en cause le cadre hétérosexiste qui sous-tend tant d’histoires dans notre culture », et explique ensuite ce que cela signifie concrètement. Ainsi, il dédie par exemple une section à la production de contenu queer autour de la table, et sur la façon dont cela va rendre l’histoire plus intéressante pour tout le groupe.
Dans sa seconde édition, l’auteure du jeu intégrera également des notes de conception expliquant comment son propre parcours de transition a influencé Monsterhearts et reviendra sur un angle mort de la version originale en rajoutant une section sur le racisme. Écrite par des auteurs le subissant au quotidien, cette dernière proposera des outils pour éviter de mettre ses camarades mal à l’aise et, là encore, pour rendre les parties plus intéressantes pour tout le monde. L’idée est ici de rester cohérent avec l’approche générale du jeu qui n’a pas pour but de taire les sujets difficiles, mais bien de les aborder dans un cadre adapté et de fournir les techniques de sécurité émotionnelle pour que cela puisse se faire de la meilleure des façons.
Par la suite, d’autres jeux rendent le thème queer central et le déclinent selon différents genres : Thirsty Swords Lesbians, où l’on joue des personnages queer hauts en couleur qui s’affrontent à l’épée tout en essayant de se séduire, le post-apocalyptique et anarchiste Dream Askew, qui se concentre sur une enclave queer dans un monde en déliquescence, ou encore le plus doux Viva la Queer Bar, qui propose de faire jouer le quotidien de l’équipe qui tient un bar queer, avec ses joies et ses difficultés.
De la même manière sortent des jeux qui se concentrent sur la question raciale, comme Steal Away Jordan qui traite spécifiquement de l’esclavage ou le très remarqué Dog Eat Dog, de la colonisation. De son côté, Harlem Unbound prend à contrepied l’opinion voulant qu’il ne soit pas intéressant de jouer des investigateurs noirs à L’Appel de Cthulhu en proposant les connaissances nécessaires pour jouer à Harlem dans les années 20, ainsi que de nombreux conseils pour aborder les questions de racisme autour de table, notamment en cas de groupe mixte. Coyote and Crow s’éloigne du réalisme historique et propose plutôt une uchronie futuriste dans laquelle la colonisation de l’Amérique n’a jamais eu lieu.
Sur le sujet du sexisme, nous avons déjà abordé Night Witches, mais on peut également citer Kagematsu, où les habitantes d’un village médiéval japonais essaient de s’attirer les grâces d’un rônin, Bluebeard’s Bride, une adaptation du conte de Barbe Bleue traitant de la violence conjugale, ou The Watch, un jeu de fantasy où des guerrières essayent de lutter contre l’Ombre, une force mystérieuse qui a la capacité de prendre possession des hommes et de leur faire commettre des actes violents.
Cependant, si nous avons surtout abordé les questions raciales et de genre, cette multiplication des jeux va bien au-delà : on en voit également apparaître sur des thématiques bien moins courantes et plus autobiographiques, comme par exemple Farewell, Good Night qui aborde des questions de maladie mentale et le traitement par électrochocs qu’a subi son auteure, ou Nuit et A Loud Noise In A Quiet Place, qui traitent de privations sensorielles.
Comment ces jeux abordent-ils ces sujets ?
Comme nous l’avons vu, si on lit l’anglais, il existe désormais profusion de jeux mettant en avant des personnes marginalisées. Penchons-nous maintenant sur la façon dont ils traitent les thématiques liées à l’inclusivité.
Si on se concentre sur le game design et que l’on met de côté les efforts faits pour rendre accessible le matériel de jeu, on peut identifier six dynamiques principales qui, loin de s’exclure mutuellement, permettent de mieux comprendre l’approche de ces œuvres. Ainsi, on distingue les jeux :
– cathartiques, qui permettent de créer des histoires où les personnages marginalisés sont mis en valeur et prennent le dessus sur l’opposition (Eat the Reich, Thirsty Swords Lesbians) ;
– empathiques, qui cherchent à faire comprendre les difficultés que peuvent vivre les personnes en question, ou à faire tomber certains préjugés (Dog Eat Dog, Monsterhearts, Night Witches) ;
– métaphoriques, qui ne prennent pas toujours la peine de cacher de quoi ils parlent vraiment (Girl by Moonlight, Monsterhearts ; The Watch) ;
– rectificatifs, qui permettent de mettre en avant la place réelle de personnes invisibilisées (Haunted West, Harlem Unbound) ;
– représentatifs, qui donnent simplement le premier rôle à des personnes marginalisées, et éventuellement créent des histoires qui ne peuvent être vécues que par eux (Dream Askew, Viva la Queer Bar) ;
– subversifs, qui prennent un type d’histoire connu et l’adaptent de façon à le détourner de son sens original (The Birthday, Eat the Reich).
Les jeux cités utilisent ensuite différents artifices au service de ces dynamiques. La première approche est d’intégrer ces thématiques à l’univers ou aux scénarios de jeux plus classiques et d’impliquer les joueurs au travers de leurs personnages. Par exemple, le Book of Erotic Fantasy propose une série de synopsis liés aux questions de genre et d’orientation sexuelle, dont un qui voit une reine déclarer à la mort de son époux que son amante est sa nouvelle épouse légitime, ce qui consterne une grande partie de ses sujets. L’intrigue s’arrête là, aux joueurs de choisir quel parti prendre.
Une autre possibilité couramment utilisée est de cadrer très fortement la création de personnages, ainsi que la situation dans laquelle ces derniers débutent la partie. L’objectif est généralement de problématiser cette dernière afin de fournir des enjeux évidents et de pousser les personnages à se positionner.
Dans Night Witches, ils font partie d’une unité ayant existé d’aviatrices russes en pleine Seconde Guerre mondiale. Elles doivent lutter à la fois contre l’armée allemande et contre le sexisme de leurs compatriotes. Lors de la création de personnage, chaque joueur pose deux questions à ses camarades en s’inspirant d’une liste de thématiques fournies par le jeu. Elles permettent d’intégrer des situations concrètes qui auront une influence durant la partie : qu’as-tu fait lorsque ton premier instructeur de vol t’a dédaignée parce que tu étais une femme ? Qu’est-il arrivé la dernière fois qu’un groupe de frères aviateurs a sifflé dans ta direction ?
Certains jeux choisissent de créer une empathie avec la situation des personnes marginalisées en modifiant le rapport de force autour de la table. Ainsi, dans Dog Eat Dog, un joueur joue l’occupant et les autres les occupés. Dans Kagematsu, ils incarnent les femmes du village qui tentent de rallier à leur cause le samouraï sans maître qui s’y arrête. Dans Witch: the Road to Lindisfarne, le personnage de la sorcière potentielle que l’on escorte au bûcher voit son destin effectivement dépendre du bon vouloir de ses camarades, etc.
Une autre approche est d’avoir recours aux règles utilisées en cours de partie pour faire évoluer la réalité perçue par les joueurs, afin de leur faire intégrer une meilleure compréhension du monde dans lequel évoluent les personnes marginalisées. Ainsi, dans Monsterhearts, ce sont les dés qui décident de si un personnage est attiré ou pas par un d’autre, quel que soit son genre, et ils peuvent remettre en cause ce que le joueur tenait pour acquis. Évidemment, il reste maître des réactions de son personnage, mais ne peut ignorer que cette attirance existe, quitte à ce qu’elle n’ait aucune autre conséquence. Sur un autre registre, une des options de base du combat dans Thirsty Swords Lesbians est de flirter avec l’adversaire. Ces règles ont l’avantage de bousculer les habitudes pour mettre sur le devant de la scène des sujets qui sont traditionnellement ignorés en cours de partie. D’anciens tabous, ils deviennent une part centrale de l’expérience.
Faire de l’inclusivité un moteur
Quelle que soit l’approche choisie, il est intéressant de noter que les concepteurs de ces jeux prennent le contrepied de la prétendue neutralité des règles et choisissent de faire de l’inclusivité le moteur de leur création. Ils réfléchissent aux différentes façons de permettre aux joueurs d’expérimenter la forme d’altérité qui les intéresse, ou à tout le moins de ressentir de l’empathie à son sujet. Toutefois, ils ne le font pas de façon pontifiante. Au contraire, en donnant envie aux rôlistes de s’approprier ces sujets et en s’en servant pour rendre les parties encore plus intéressantes, ils montrent que l’inclusivité et la politique au sens large ne réduisent en rien le plaisir de jeu.
Car, contrairement à l’image souvent répandue, pratiquer un jeu de rôle plus inclusif n’implique pas d’aseptiser ce dernier pour que toutes les productions puissent plaire à tout le monde. Au contraire, cela signifie de s’assurer que chacun puisse trouver certains jeux qui lui conviennent vraiment, et un cadre dans lequel en profiter dans de bonnes conditions. Ce n’est pas non plus subir une sorte de credo ou de guide de bonne conduite qui ferait que ces problématiques prendraient le pas sur toutes les autres, mais tirer parti de l’intégration de nouvelles personnes pour trouver une façon de rendre les parties encore plus intéressantes et prenantes, notamment en acceptant de traiter de sujets qui semblent difficiles ou ne pas nous concerner de prime abord.
Après tout, si Buffy est une série qui se revendique féministe et que sa meilleure amie vit une romance lesbienne, cela ne l’empêche pas d’être également une série sur le passage à l’âge adulte, les vampires, l’amitié, la romance, les combats, la magie, le courage. Mieux, c’est la façon dont ces deux aspects se renforcent mutuellement qui rend cette série unique. Il peut en être exactement de même autour de vos tables de jeu, et il suffira de jouer quelques minutes à Night Witches ou à Bluebeard’s Bride pour comprendre que vos parties ne manqueront pas d’intensité.
Quoi qu’il en soit, le sujet de l’inclusivité est vaste, et il reste encore beaucoup à faire. Si nous nous sommes concentrés sur les questions raciales et de genre, d’autres aspects comme le validisme ou la grossophobie restent peu traités. Là encore, ce sont des marches que notre loisir choisira de gravir ou pas. En tant que communauté, nous partons de loin mais nous avançons et nous forgeons nos propres outils en chemin. Accepter que le jeu de rôle ne soit pas figé et puisse revêtir une dimension politique, exactement comme le cinéma ou les jeux vidéo, est un bon point de départ.
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