Système 0 et Système fantôme

Le système fantôme

Comment un meneur gère une situation à laquelle il est confronté en jeu et pour laquelle il ne voit pas de solution dans les règles du JdR auquel il joue ? Il se débrouille. Ou, dit autrement, il utilise un système par défaut, qui peut être en partie dicté par les conditions, par les conventions de son groupe, par ce qu’il pense être l’essence du JdR, ou par toute autre chose, et l’applique pour résoudre le problème. La raison pour laquelle il ne voit de solution n’est pas très importante en soi. Elle peut être due au jeu en lui-même, qu’il soit complet ou pas, aux pratiques du groupe, à la façon de s’approprier le jeu, etc. Ce qui compte, c’est qu’il y a, un peu à l’image de la partie immergée d’un iceberg, une façon de jouer propre au groupe qui vient à la fois compléter et se substituer partiellement à celle proposée par le jeu, même chez ceux qui essayent de jouer by the book.

Le plus souvent, le meneur n’a même pas conscience d’utiliser un système alternatif, tant ses règles sont liées à sa propre façon de jouer, voire à ce qu’il considère être du JdR ou ses principes fondamentaux. Ainsi, on peut retrouver régulièrement les règles suivantes : « l’option la plus réaliste prime », « dans le doute, favorise les personnages des joueurs »  ou « en cas de litige, celui qui obtient le meilleur résultat sur un dé l’emporte ».

 

Dans la première version de cet article, ce système alternatif, souvent implicite, était défini comme le système 0 du meneur, du groupe ou de la partie. Dans la pratique, l’utilisation de ce terme créait pas mal de confusion avec celui présenté plus bas et rendait nécessaire d’en utiliser un autre. En discutant lors d’une conférence à l’étranger, un terme s’est imposé : « système fantôme » (« Shadow System »). Celui-ci correspond donc aux règles utilisées à chaque fois dans les interstices du système du jeu joué, parfois un peu à sa place, et qui établi notamment quand on doit le suivre ou pas.  Par exemple, si un meneur refuse de tuer un personnage joueur dans ses parties, peu importe ce que les règles de tel ou tel jeu prévoient, elles seront contournées pour appliquer la règle implicite de ce meneur « on ne tue pas de PJ ».

Ce système fantôme, c’est à peu de chose près la différence entre le jeu tel qu’il est joué, et la façon dont il est écrit (erratas, et règles maisons explicites incluses).

Le système zéro

Si on réfléchit non plus à l’échelle d’un groupe, mais de plusieurs, il est sans doute possible de définir une sorte de système fantôme commun, une sorte de système par défaut d’un peu tout le monde, dont les autres JdR ne seraient en fait que des variantes ou des sortes extensions ? Une sorte de plus petit dénominateur commun? Cela serait une espèce de version minimale, mais jouable, du JdR. Peut-être même une façon de le définir. 

Alors, très clairement, on ne définirait alors qu’un type de JdR parmi plusieurs (une « forme »), et il en existerait très probablement plusieurs variantes. Mais c’est ce système hypothétique que l’on appellerait « Système 0 ». C’est au doigt mouillé, mais très probablement qu’il ressemblerait alors à quelque chose comme ça :

Mise en place :
– Quelqu’un décide de l’univers de référence, des personnages, de la situation initiale.
– Tout ce qui n’est pas précisé se passe soit comme dans le monde de référence (ou dans le monde « réel » si aucun univers de référence n’a pas été précisé, ou que ce dernier n’est pas assez précis), soit sera découvert en cours de jeu en fonction des besoins.

Coups possibles :
– Si un joueur veut faire faire quelque chose à son personnage, il le dit à la personne dépositaire de l’autorité à ce moment-là (généralement le MJ, mais cela peut être autrement) et celui-ci décide de lui-même de la validité, du succès et des conséquences de cette décision.
– Si le meneur veut que quelque chose qui n’est pas une conséquence des décisions des joueurs se produise, cela se produit.

Fin de session / partie :
– La session se termine quand les joueurs se mettent d’accord pour qu’elle s’arrête ou ne sont plus d’accord pour qu’elle continue.

Conditions de victoire :
– Le personnage est en état d’être joué lors d’une éventuelle prochaine session.
– Tout autre objectif fictionnel ou interne au jeu de façon large spécifié plus tôt durant la partie.

 

Se rajoute à cela se rajoute la convention particulièrement courante qui veut que le meneur prenne en compte une combinaison des trois critères suivants pour prendre sa décision : la cohérence interne de l’univers, la pertinence – ou la formulation – de ce que dit le joueur, et les capacités supposées des personnages. Mais encore une fois, il en existe un certain nombre de variantes qui ne changent pas le fond. Ainsi, que la personne qui prenne la décision soit le meneur, un autre joueur ou un groupe, ne change pas forcément grand chose, de même que le fait que la décision soit inspirée par un jet de dé ou pas (du moment que celui-ci n’est pas demandé en suivant la procédure du jeu auquel on est sensé jouer).

Bref, on rejoint ce que certains appellent jouer « diceless », « sans règles », « full karma » ou autre. Il est important de comprendre que c’est un système entier et pas juste une mécanique de résolution, mais si on ne s’intéresse qu’à cette dernière, c’est vrai que cela correspondrait en gros à ce qu’on appelle jouer « en roleplay » ou à laisser le meneur trancher (l’un et l’autre voulant dire presque la même chose). Mais, ce qui compte ici, bien au-delà de la mécanique utilisée, c’est qu’il y aurait une sorte de socle commun vaguement compatible entre tous les rôlistes, à l’exception probable des débutants complets et non accompagnés. Une façon de jouer qui serait en gros « par défaut », ou « comme dans tous les autres JdR ».

Juste une parenthèse pour préciser que si ces deux points s’appliquent aux règles de façon classique, c’est également la même chose pour l’univers, et pour tous les autres sous-systèmes que peut comprendre un JdR. L’univers n’étant que l’un d’entre eux, traditionnellement délivré sous une forme légèrement particulière.

 

Et ça sert à quoi ?

 

Alors, clairement, cette histoire de système fantôme et de système 0 est un artifice (presque une fiction juridique pour le second), et qui n’est pas, surtout présenté comme dans ce billet, bien robuste d’un point de vue théorique. Pour le premier sens, on peut même presque parler de « style » du meneur ou du groupe, et c’est sans doute encore mieux, car plus directement compréhensible (même si on perd deux trois choses si on veut aller plus loin, dont le côté formel et le lien entre les deux sens). Ce n’est pas très grave. En fait, autant le fait que chaque groupe/meneur ait son système fantôme a de l’importance, autant il n’est même pas très important de savoir si le système 0 dans son second sens existe vraiment. C’est avant tout une notion utile pour discuter à plusieurs de certains points de la création de jeu.

En effet, si tout ce baragouin est utile, c’est surtout parce qu’il permet de mettre en avant certains principes :
1) pour être utilisé à la table, chaque élément du jeu doit gagner sa place, quelle qu’elle soit, et convaincre pour être utilisé. Il est en concurrence avec ce qui a la même fonction dans le système fantôme du groupe. Et même s’il s’agit d’une règle du type « on fait à la louche » ;
2) un jeu ne sera complet et joué tels que les auteurs ne l’imaginent qu’avec la juxtaposition de ce qu’on met dans le bouquin et de quelque chose d’autre. Non, non, ne cherchez pas, tous les jeux. Oui, même votre jeu préféré (Cf. Parlett).
3) du coup, il n’y aucun problème à ce que votre jeu nécessite un socle de connaissances ou de savoir-faire donnés (encore une fois, tous le font), mais ces prérequis, même s’ils ne sont pas expliqués, devraient être clairement identifiables pour le lecteur. Et si possible avant achat, surtout s’il ne les possède pas. Sinon, au moins listés.
4) de la même façon, on joue presque toujours avec deux systèmes, des spécificités issues d’un système spécifique (le jeu qu’on a acheté), qui viennent se brancher sur son système fantôme. La plupart des techniques de maîtrise consiste en fait, plus qu’à boucher les trous, à ne pas utiliser les règles du jeu auquel on est en train de jouer telles qu’elles sont écrites.

Et le plus important, toujours dans l’optique d’évaluer ses propres règles :

0) Pour toute règle que vous mettez dans votre système, elle doit permettre de gérer mieux que si c’était fait en roleplay (par exemple) entre joueurs se faisant confiance. Vous devez savoir en quoi c’est mieux ou la dégager. Mettre une règle parce qu’elle appartient au genre (folie dans les jeux d’horreur, localisation dans les jeux tactiques, etc.),  parce que tous les autres le font ou parce que « sinon elle manquerait » ne suffit pas. Passez tous vos règles au crible de ce principe et vous devriez enlever pas mal de gras sans enlever la moindre richesse à votre jeu.

Dit autrement, quelle soit la règle qu’on veut mettre dans un jeu, la première question à se poser est « Est-ce qu’elle rend le jeu plus intéressant que la simple utilisation du système 0? ». La seconde est « En quoi? » . Y répondre nécessite en général d’avoir une vision claire de ce que l’on veut obtenir (un critère), mais si l’une ou l’autre des réponses n’est pas satisfaisante, virez la règle en question.

Dernière modification : 22/01/2018

2 Commentaires
  • Kandjar

    15/10/2021 at 10 h 50 min Répondre

    Oui !
    « La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. » (Antoine de Saint-Exupéry)

    Mais je propose un corollaire à cette règle 0 : « si le système propose une façon de faire différente de votre système fantôme, tentez le coup quand même, juste pour voir… si ça se trouve, il y a là une idée assez intéressante pour vous faire remettre en question et évoluer votre système fantôme lui-même »

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