Polaris
Un peu comme Fiasco, le Polaris de Ben Lehman (cf. couverture en cas de doute avec celui de Philippe Tessier) fait partie de ces jeux qui repoussent ou ont contribué à repousser les limites de la définition de notre loisir. On y incarne des chevaliers dans des récits qui ne vont pas bien finir pour les protagonistes, et surtout, dans une dynamique de prise parole qui se fait sans meneur de jeu à proprement parler. À titre personnel, ma seule expérience avec ce jeu n’a pas été une réussite, et j’aurais donc un peu de mal à détailler plus avant, mais je suis pour ainsi dire persuadé à la fois que cela ne venait pas du jeu en lui-même et que cela ne remet en rien en cause sa portée historique (à l’échelle de notre loisir hein).
D’ailleurs, plus généralement, je dois avouer que c’est un souci un peu paradoxal que j’ai rencontré avec nombre de jeux de Ben Lehman. Très souvent, même si je n’avais pas grand-chose à reprocher au jeu en lui-même, voire même je les trouvais bien faits, il y avait toujours un truc dans ses productions qui me bloquait (sans doute celui qui m’a le moins fait cet effet-là est Hot Guys Making Out). Dans tous les cas, c’est exactement pour ça que je lui ai demandé de bien vouloir faire un 5 trucs : parce qu’outre l’impact réel qu’a eu cet auteur sur les jeux forgiens, cela m’intriguait et donc m’intéressait d’autant plus de voir comment il travaillait.
Bref, après cette introduction plus que maladroite, voici les 5 trucs que Ben Lehman vient partager avec nous suite à son expérience sur Polaris. Et, pour l’anecdote, la première version de ce jeu a été réalisée dans le cadre du Game Chef 2004.
Pour découvrir Polaris : http://www.legrog.org/jeux/polaris-52516
Pour découvrir le site de Tao Games : http://www.tao-games.com/
1. Faites votre premier jet rapidement et sans finasser
J’ai écrit le premier jet de Polaris en une semaine. Si j’avais pris mon temps, j’aurais été incapable de produire quoi que ce soit. J’aurais accroché sur des détails spécifiques au contexte et ne m’en serais jamais sorti. Par exemple, je me souviens que j’étais très attaché à l’idée que chaque chose « magique » présente dans le jeu soit en fait secrètement issue d’une technologie avancée. Peu importe que l’idée ait été bonne ou pas, je n’arrivais pas à la faire fonctionner dans le temps imparti. Du coup, je l’ai enlevée et je pense que le jeu n’en est que meilleur.
C’est bien sûr aussi vrai pour les mécaniques. Si quelque chose ne marche pas, d’un point de vue créatif, cela ne mérite sans doute d’y passer le temps nécessaire à le faire fonctionner. Vous feriez mieux de vous en débarrasser.
Quand je travaille sur des projets plus longs, cela peut me prendre des années avant que je n’admette que quelque chose de spécifique ne mérite pas que je m’entête. Les délais très courts permettent de faciliter le processus de tri.
2. Visez votre propre satisfaction émotionnelle
Polaris, comme tous mes jeux, est très personnel. Il est né du mélange de ce que je pouvais ressentir vis-à-vis des expériences militantes de ma famille, d’être immergé dans une autre langue et une autre culture, de mes propres univers de fantasy et de JdR adolescents, de ma façon de gérer certains traumatismes, de mes désirs de pouvoir et à propos de ce dernier, de ma colère de grandir dans une culture pseudo-utopique, etc. Mais je sais qu’il en est de même pour à peu près n’importe quelle personne créative qui rencontre une certaine forme de succès.
En fait, Polaris est si personnel que j’ai même été sous le choc en voyant que quelqu’un d’autre pouvait s’y intéresser. Mais les joueurs l’ont très bien reçu et continuent à le faire, encore dix ans après. Ils peuvent s’en inspirer pour faire leurs propres histoires avec la signification qui leur convient. En fait, au lieu que ma créativité (NdT : personnalité) n’évince celles des autres, elle a créé un espace pour qu’ils puissent exprimer la leur.
3. Concentrez-vous sur ce que vous voulez que le jeu fasse !
Quand j’ai commencé à travailler sur Polaris, j’avais mis en place un système de résolution de conflits très compliqué avec des mises, des traits, des jauges, etc. C’était une sacrée pagaille et cela ne fonctionnait pas très bien. Par exemple, cela interrompait l’action d’une façon très insatisfaisante. Mais j’ai continué à essayer de le faire fonctionner malgré tout, et d’arrondir les angles petit à petit.
Durant cette phase, il y a eu un soir où nous sommes restés très tard avec Emily Care Boss à parler de nos jeux en cours de développement (Breaking The Ice pour elle, Polaris pour moi) et où j’évoquais ces soucis. Elle me demanda alors « Qu’est ce que tu veux que les gens fassent dans ton jeu ? »
J’ai dit : « Je veux qu’ils transigent avec des démons pour obtenir ce qu’ils veulent ».
Elle m’a répondu : « Alors pourquoi tu ne leur fais pas juste faire ça ? »
Cette discussion est à l’origine du système de phrases-clé avec lequel le jeu tourne actuellement. Probablement que 90 % du succès du jeu est dû à cette conversation et à cette question d’Emily. Depuis, chaque fois que je bloque sur un problème de conception, je l’entends me redemander « Alors pourquoi tu ne leur fais pas juste faire ça ? »
(Et si on combine les points 1 et 3, on obtient « si ça ne marche pas, débarrasse-t’en ! »)
4. Sois fier de ce que tu as fait, mec !
J’étais très mitigé à l’idée de publier Polaris. Je pensais qu’il n’était pas assez bon. J’avais des projets plus ambitieux sur lesquels je travaillais. Bref, je ne pensais pas que je méritais de voir un de mes jeux imprimé. Au fond, la raison pour laquelle je l’ai fait, c’est parce qu’Emily, Vincent et Meg (NdT : respectivement Care Boss, Baker et Baker) m’ont pris dans un coin et m’ont dit que je devais le faire. Ce qui était très gentil de leur part.
J’ai un souvenir très clair d’être allé avec Meg au magasin de jeu local pour y déposer quelques exemplaires de Dogs in the Vineyard. Elle m’a présenté au gérant comme étant « un autre auteur de jeux ». Comme j’hésitais, elle m’a regardé et m’a dit « Sois fier de ce que tu as fait, mec ! ».
Avoir le sentiment de ne pas être assez bon pour être un auteur de jeu, ou publié, ou tout ce que vous voulez, n’a rien à voir avec le fait d’être effectivement assez bon ou pas. Si vous écrivez quelque chose de qualité, cela mérite d’être proposé à un public et vous méritez de vous faire un peu d’argent avec.
5. Accueillez avec bienveillance les hacks, variantes et autres emprunts
Une des choses les plus fertiles que Polaris a apportées dans ma vie tient aux variantes et modifications du jeu qu’ont faites d’autres personnes. De toute évidence, Thou Art but a Warrior d’Anna Kreider y est pour beaucoup, mais c’est aussi le cas de la version espionnage de Ben Robbins et de ce que d’autres ont pu faire en modifiant le jeu pour l’adapter à leurs besoins. C’est très facile de prendre une attitude défensive vis-à-vis de votre travail et de ne pas avoir envie que les autres y touchent, mais ces derniers vous en montreront des aspects que vous n’auriez jamais vus sinon. En fait, c’est vraiment gratifiant.
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