Une affaire de choix

Ce billet est le premier d’une petite série orientée autour de la conception de jeu et, plus précisément, des règles dans un JdR. Celui-ci est une sorte d’introduction et tourne surtout des notions de choix et d’obstacles. Loin de chercher à proposer une quelconque épiphanie ludique, son objectif est surtout de poser les bases nécessaires aux prochains billets de la série.

Comment on joue ?

 

La littérature spécialisée est pleine de définitions sur ce qui ou n’est pas un jeu, le gameplay ou même une règle. Plutôt de chercher à en choisir ou à créer une qui soit infaillible, contentons nous de dire qu’il ressort d’un bon nombre de ces définitions que jouer activement à un jeu implique au moins :

1°) un objectif (ou plusieurs). Dans le cadre du JdR, cet objectif peut très bien être implicite, explicite, voire même déterminé par les joueurs eux-mêmes durant la partie. Mais, cela ne change pas qu’il va en avoir au moins un qui va se mettre en place. Dans les campagnes sans ligne d’arrivée clairement définie, cet objectif peut très bien être « que son personnage ne meure pas » ou, plus prosaïquement encore, « continuer à jouer le plus longtemps possible avec le même personnage ».

2°) que des obstacles empêchent les joueurs d’atteindre directement cet objectif. Dans le cas du JdR, ceux-ci seront généralement de nature fictionnelle : quêtes intermédiaires, opposition, etc. Mais, il peut également s’agir, comme dans la plupart des autres jeux, d’une opposition directement créée par les actions ou les décisions des autres joueurs. A noter que cela implique également d’avoir une situation de départ et/ou actuelle identifiée.

3°) que les joueurs puissent et doivent entreprendre des actions pour surpasser ces obstacles ou se mettre en position d’y arriver plus facilement.

Bien sûr, ce n’est pas tout. Bien sûr cela ne s’intéresse qu’à un aspect du jeu : l’activité, c’est-à-dire la façon dont on joue, concrètement. Mais, si on s’intéresse à un autre aspect, commeà ce qui fait qu’un jeu est un jeu et pas autre chose, on retrouve souvent avec, par exemple, la présence d’un « espace » ou d’un « temps » du jeu qui serait, dans un cadre donné, une distraction (dans tous les sens du terme) de la réalité ou des règles qui la régissent. Ici, ce n’est pas l’objet.

Concentrons nous donc sur le jeu en ce qu’il consiste avant tout à agir pour surmonter des obstacles que l’on accepte ou que l’on se fixe pour atteindre un objectif. Ce rappel semble aussi bateau qu’ inutile. Pourtant, embourbés dans nos problèmes beaucoup plus « subtils » ou notre relation au personnage, trop occupés à se raconter que le JdR est si différent des autres formes de jeu,  on en oublie trop souvent ce que cela implique à un niveau très basique.

 

Créer des obstacles pour le joueur

 

Tout d’abord, ces points sont issus d’auteurs et de théories qui parlent des jeux de façon générale et datent bien avant la création « formelle » du JdR, ou des storygames d’ailleurs. En général, les obstacles dont il est question sont principalement les règles elles-mêmes et les actions des autres joueurs. Le fait qu’il puisse se passer des choses à la fois « en jeu » (dans la fiction) et, même si le terme est trompeur, « hors jeu » (dans la « vie réelle »), ne change absolument rien. Là, on parle uniquement de ce que font les joueurs – meneur compris  – et pas les personnages. Dans le cadre de cet article, que les obstacles auxquels sont confrontés ces derniers n’ont d’importance que dans la mesure où ils deviennent des obstacles pour les joueurs.

Alors effectivement, ce n’est pas tellement notre façon de penser à nous autres les rôlistes, mais imaginez que vous ne soyez pas là pour une séance et que quelqu’un d’autre fasse agir votre personnage à votre place (joueur de passage, meneur, etc.). Du point de vue de la fiction (« en jeu »), rien ne change pour votre alter ego. Il continue d’agir. Par contre, du vôtre, vous ne faites rien. Vous n’avez même pas la chance de vous ennuyer. Juste vous ne jouez pas. En sens inverse, le fait de décider que votre personnage ne fait rien est déjà une action, ou au moins une décision. Votre personnage ne fait rien, mais vous, vous jouez. Cela semble abstrait? Alors voici une question beaucoup plus concrète, mais qui parle exactement de la même chose : qui récompensez-vous en donnant des XP ?

Et pour aller plus loin, ces obstacles que l’on donne aux joueurs sont souvent induits par les règles elles-mêmes, ou plus exactement une partie des règles. Ainsi, par exemple, dans un JdR où l’objectif de la partie serait de tuer le dragon et de faire des bisous à la princesse, vu qu’un joueur dit ce que son personnage fait, qu’est-ce qui l’empêche de dire « je tue le dragon et fais des bisous à la princesse » ? Cela nous semble idiot, parce qu’on imagine que le dragon ne va pas se laisser faire (on oublie souvent que cela peut être le même cas pour la princesse, mais passons), et parce qu’on imagine tout ce qui pourrait mal se passer pour notre fougueux avatar. Cela semble logique, et pour être honnête, cette cohérence est sans doute une des vertus du fait d’avoir un jeu se passant dans un monde imaginaire qui se doit de rester cohérent par rapport à un autre qui serait uniquement abstrait. Mais qu’est-ce qui se passe dans un storygame où c’est moi qui détermine et raconte tout ce qui pourrait justement lui arriver de mal? Et si on le transpose à d’autres types de jeux, bien « réels » eux ? Lors d’une épreuve de cross, qu’est-ce qui empêche les concurrents de sortir de l’itinéraire prévu et de prendre le chemin le plus court vers la ligne d’arrivée ? Si je fais du triathlon, pourquoi est-ce que je devrais terminer à pied alors que j’ai un #$@ de vélo ?

Tout cela semble idiot, donc. Pourtant, c’est bien cela qui en grande partie rend le jeu possible, et, mieux encore, intéressant (même si, pour ce dernier point, c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante).C’est justement le fait que ces règles forcent des situations qui ne soient pas optimales qui crée du jeu au sens auquel on est habitué, en mettant en place des problèmes ou obstacles qu’il va falloir résoudre, soit par nos talents de stratège, soit par notre habileté (sportive, sociale, réflexes, coordination, talent à effectuer une tâche particulière, etc.).

 

Une série de choix intéressants

 

Ceci amène un autre point important. L’action de base d’un joueur dans un JdR est de dire ce que fait son personnage de façon à surmonter les obstacles et aider le joueur à atteindre son objectif. C’est le principal moyen de surpasser les obstacles qui se posent à lui pour résoudre son objectif. Pourtant, il ne lui est pas plus difficile de dire que son personnage abat un dragon qu’un gobelin. Même si l’action de son personnage pourra, elle, être beaucoup plus difficile, elle n’est finalement qu’une conséquence et d’une certaine façon qu’une récompense/sanction de la sienne. Donc, s’il y a une difficulté pour le joueur, elle se situe avant tout dans le fait de prendre une bonne décision (choisir une action pour son personnage) et dans celui de la communiquer au reste de la table. Or, comme pour l’immense majorité des groupes les parties se font entre joueurs qui n’ont aucun problème majeur de communication, on peut prendre un raccourci en disant que la principale action que fait le joueur est de choisir la ligne de conduite de son personnage.

En conséquence, jouer à un JdR consiste avant tout en faire une série de choix. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la majorité des discussions autour de ce qui fait un bon meneur ou un bon joueur tourne autour de ça :
– tel joueur fait toujours ses choix en fonction de l’efficacité , c’est un « grosbill » ;
– tel joueur fait toujours ses choix en se servant de la psychologie de son perso et sans prendre rien d’autre en considération, c’est une « diva » ;
– tel joueur / meneur ne fait aucun choix, c’est une « moule » ;
– tel joueur / meneur réduit-il les choix que peuvent faire ses petits camarades, par exemple en les faisant à leur place, c’est un « bourrin » / meneur « dirigiste » ;
– etc.

Mais bien avant ça, le plus important, aussi bien en tant que meneur et que concepteur rendre une partie intéressante, c’est proposer aux joueurs une série de décisions intéressantes (pour reprendre la célèbre citation de Sid Meier).

Note : Ce qui précède peut donner l’impression que l’habileté ou la compétence d’un joueur -outre celle de faire les bons choix – ne rentre pas en ligne de compte dans un JdR. Rien n’est plus faux. Les capacités d’expression et, plus globalement, sociales jouent également un rôle majeur. Exactement comme la coordination pour certains jeux vidéo ou les capacités physiques pour un jeu d’adresse. C’est encore plus vrai dans certains storygames où l’obstacle principal pour le joueur n’est pas de prendre la bonne décision, mais, par exemple, d’improviser ou d’obtenir l’approbation des autres. Cet élément est très important a de nombreuses implications concrètes, mais, néanmoins, ce n’est pas le sujet de ce billet-ci.

 

Qu’est-ce qui rend un choix intéressant ?

 

Voici quelques éléments :
– qu’il soit lié à l’objectif, soit directement, soit en jouant sur les chances à terme de l’atteindre ;
– qu’il soit lié au thème du jeu et fasse du sens dans cette perspective ;
– qu’il ait un réel impact et des conséquences (résultats différents, pas de stagnation, etc.) ;
– qu’il force à choisir des alternatives dont aucune ne semble optimale ou un choix évident, par exemple en choisissant entre deux maux ou deux objectifs (gain contre sécurité, court terme contre long terme, etc.), qu’il ne soit pas être résolu par un simple calcul ;
– qu’il y ait un enjeu, c-a-d que choisir quelque chose signifie abandonner autre chose et qu’il n’y ait pas de retour au statu quo (sauf cas très particuliers) ;
– que le joueur ait des ressources, le plus souvent des informations, qui lui permettre de ne pas faire son choix de façon aléatoire ;
– que le choix, même s’il a des conséquences immédiates, ait un impact à long terme ;
– que les conséquences du choix soient non seulement visibles, mais compréhensibles ;
– parfois, un faible délai possible pour répondre ;
– que le choix apprennent quelque chose au joueur ou au personnage sur lui-même et modifie la façon dont il se voit (choix réflexifs) ;
– etc.

Mais au final, la seule raison qui pousse à provoquer des choix et qui en même temps va les rendre intéressants est le conflit que cela créé chez le joueur. Rien d’autre. La tâche à la fois d’un bon jeu et d’un bon meneur (et, disons-le, d’un bon joueur aussi en y amenant son personnage) est donc de provoquer des situations qui forcent les joueurs à faire des choix « difficiles » et de mettre ces derniers en valeur (en les préparant, en variant les façons de les faire, en en montrant les conséquences, en les liant avec le thème et/ou l’univers du jeu, en les déguisant parfois, etc.). Ceci ne veut pas forcément dire que le joueur ou le personnage doit systématiquement être dans une situation défavorable ou doivent prendre des choix moraux déchirants : on peut choisir entre deux bonnes solutions, même s’il faut ruser pour provoquer de la tension quand même, ou faire des choix tactiques qui soient tout aussi intéressants. Par contre, la réponse à ces choix ne doit pas s’imposer d’elle-même. La solution ne doit pas être évidente. C’est en ce sens que le choix doit être difficile.

Attention, il est parfois ardu de ne pas provoquer de la complexité ou une certaine lourdeur en multipliant les choix mineurs (micromanagement, etc.) au lieu de créer de la profondeur en multipliant les choix qui font du sens ou en les mettant mieux en valeur. Une bonne façon de faire ceci est d’installer des phases où ces choix sont moins intenses ou moins visibles.

 

Les phases de jeux sans choix visibles

 

On ne peut pas jouer à un jeu de façon totalement passive (sinon ce n’est plus un jeu, même si cela peut être une façon tout aussi agréable de passer un bon moment). Pourtant, il peut exister des phases dans la partie où on fait moins de choix, mais où on joue quand même. Par exemple quand son personnage subit ou lorsque l’on est impuissant et que l’on voit ce qui se déroule devant nos yeux, mais aussi lors d’une description qui nous coupe le souffle où lorsque l’on est pris par le suspense ou l’action de quelqu’un d’autre. On perd en interactivité et en expression, mais on gagne des qualités que l’on associe généralement à une bonne histoire (ici par opposition à un jeu) et à la réception.  Ces phases sont souvent très utiles, par exemple, pour motiver un choix ou en montrer les conséquences.

De même, il existe également des actions qui sont réalisées sans autre but apparent que la satisfaction immédiate qu’elles apportent, et non comme choix visant à atteindre un objectif. C’est notamment le cas de tout ce qui est lié à la pure expression, notamment dans les scènes sociales, de discussions entre personnages, ou de roleplay mal canalisé (cabotinage, etc.), le plaisir de la découverte ou de l’exploration, etc. L’interactivité est totale, la façon de jouer totalement libre, mais on perd la notion d’objectif et l’engagement que l’on peut avoir sur la durée. On se rapproche de qualités que l’on associe à un jouet (par opposition à un jeu). Ces phases sont assez utiles pour offrir des phases de « décompression » entre plusieurs phases de choix plus intenses et/ou pour préparer des éléments qui seront liés à des choix à venir (enjeux, etc.).

Enfin, il existe également des obstacles qui n’ont qu’un seul type de solutions, et qui ne permettent pas réellement de choix, car ils ne permettent qu’une seule « bonne décision ». C’est typiquement le cas d’une enquête en one-shot, d’une énigme, d’un monstre qu’il n’existe qu’une seule façon de surpasser, ou d’un mystère à découvrir. Ces phases ont l’avantage de créer très facilement de l’engagement pour motiver les joueurs, mais elles peuvent aussi retomber comme un soufflé une fois que les joueurs n’ont plus l’impression de pouvoir trouver et sont difficiles à reproduire sans préparation. Ici, l’objectif n’est plus de trouver une bonne solution, mais la seule solution valable. Ou d’échouer. On est typiquement dans les qualités d’un puzzle/d’une énigme.

Mais ce serait une erreur de penser que toutes ces phases sont moins importantes. Au contraire, ont va y trouver une bonne partie des plaisirs que l’on va généralement chercher dans un JdR. On y retrouve notamment les 4 types de fun en filigrane (hard, soft, serious et people funs). Toutefois ces phases-ci ne révèlent leur intérêt que parce qu’elles sont liées à d’autres où les joueurs pourront prendre des décisions pour atteindre leur objectifs et qu’elles sont utilisées en coordination avec ces dernières.

 

En résumé

Comme dit précédemment, ce billet n’est qu’un préambule. Il sert essentiel à poser les points suivants avec les prochains :

– Avec la grille d’analyse correspondante, jouer à un jeu signifie surtout faire des choix afin de surmonter des obstacles nous empêchant d’atteindre un objectif ;
– Les obstacles qui comptent sont ceux pour le joueur. Ceux du personnage n’importent que quand ils deviennent un obstacle pour le joueur. Sinon, il ne sont qu’une fioriture narrative ;
– Tout comme les actions des autres joueurs, les règles, ou au moins une partie d’entre-elles, sont ou créent les obstacles en question ;
– Un des touts premiers rôles des règles, du concepteur et du meneur et de provoquer des situations forçant les joueurs à faire des choix « difficiles » ;
– Un des autres premiers rôles des règles, du concepteur et du meneur et de mettre ces choix « difficiles » en valeur ;
– Ceci peut notamment se faire au travers de phases où la notion de choix importe moins mais restent très efficaces pour provoquer diverses sensations chez les joueurs et/ou renforcer le thème du jeu.

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