Après le narrativisme, la sensiblerie ?
Cela fait maintenant pas mal de temps que je discute avec des membres de la scène indépendante américaine ou française, que je suis ce qu’ils font, etc. Mais cela ne m’empêche pas d’éprouver un sentiment bizarre quand à leurs productions. Je ne veux pas dire par là que je n’aime pas leur travail. Au contraire, j’aime beaucoup la démarche de plusieurs d’entre eux, certains de leurs jeux (My Life With Master, par exemple), et je pense que la diversité qu’ils apportent est plus que bienvenue. Pourtant, il y a toujours un arrière-goût, une impression que malgré toutes ces qualités bien réelles, ce n’est pas exactement ce que j’aimerais trouver.
Parmi les points qui me gênent, il y a notamment le fait que de nombreux jeux sont tellement attachés au fait de traiter de quelque chose en particulier qu’ils ne laissent aucune place à la subtilité et au non-dit. En effet, en forçant le trait, ils nomment les choses de façon systématique, les mécanisent, et privilégient régulièrement les dynamiques les plus explicites, allant souvent jusqu’à des discussions métas ou à couper le flot de la partie pour se lancer dans des discussions entre joueurs. C’est le cas des conflits négociés par exemple. Cette façon de faire n’a rien de mal en soi, et elle a de sérieux avantages lorsqu’il s’agit de facilité la créativité et l’expression, la création d’une histoire ayant une structure donnée, ou pour s’assurer que les parties reflètent certaines valeurs chères aux auteurs (comme d’éviter que le MJ choisisse à votre place ce que fait votre personnage). Il est donc hors de question de jeter le bébé avec l’eau du bain. Toutefois, je ne pense que ma gêne vient du fait que certaines thématiques sont plus efficaces quand elles ne sont pas totalement exprimées ou mécanisées mais induites par le reste du jeu, et que, si je suis on ne peut plus volontaire pour tester tous ces jeux, je n’ai pas forcément envie de sacrifier le ressenti « viscéral » provoqué par la partie (un certain type d’immersion qui a justement tendance à être réduit par ces jeux) pour bénéficier des qualités pourtant bien réelles qu’ils apportent.
On peut résumer ça par la phrase prétexte ultime « on ne recherche pas la même chose d’une partie de JdR ». Néanmoins, pour une fois, on peut effectivement parler d’objectifs différents. Une bonne des jeux de la scène US pour lesquels j’ai ce sentiment cherchent en priorité à créer une histoire à plusieurs. Ce sont des machines logiques dont le but est d’aider les joueurs à discuter de façon à créer une fiction structurée d’une certaine façon, ou répondant à un certain canon. Or, cela me semble sinon peu important, au moins intermédiaire. C’est, pour moi, un moyen d’obtenir quelque chose qui m’intéresse davantage. En effet, ce qui me plait dans le jdr, au-delà de cet aspect social évident, c’est de me retrouver à ressentir avec mes tripes des choses qui ne sont pourtant vécues qu’au travers d’un personnage. Ce n’est pas tant l’expression que la réception. C’est flipper comme un malade dans un scénario d’épouvante, éprouver de la fierté après une longue campagne victorieuse, me sentir trahi parce que je commençais à apprécier le pnj qui se retourne contre moi, piétiner jusqu’à trouver la solution dans une enquête, me révolter face au traitement qu’inflige un pnj à un autre, avoir le sentiment d’avoir tout perdu quand mon paladin commet l’irréparable, ressentir l’excitation dans une course-poursuite à couteaux tirés ou le goût de cendre dans la bouche lorsqu’il faut aider un salaud, etc. Au-delà de la simple suspension volontaire d’incrédulité, je suis prêt à accepter bien plus, voire qu’on me prenne la main, si on le fait bien (quoi que cela puisse vouloir dire) et que le tour de manège vaut le coup. La comparaison est forcément vite limitée, mais c’est exactement la même chose pour le cinéma. Je n’aime rien tant que les films où j’ai l’impression d’avoir pris un direct au plexus pendant le visionnage, et que je suis incapable de me lever pendant le générique, tant j’essaye de reprendre mon souffle…
Je mentirais si je disais que cela m’arrive si souvent que ça (tant dans le JdR qu’au cinéma), mais c’est pour cela que je continue à jouer. Pour uniquement pour ces moments où on oublie qu’on joue un rôle et qu’on est en train de passer le samedi soir au milieu de restes de pizzas et de coca, mais au-delà du flow, pour vivre avec les tripes, intensément, plus ou moins ce qui arrive à son alter ego imaginaire. Ça ne dure jamais très longtemps, et je ne parle bien sûr pas d’une déconnexion pathologique avec la réalité, mais juste du plaisir du moment. Celui-ci qui peut d’ailleurs naître de sensations agréables comme d’autres qui le sont beaucoup moins. Mais comme pour le cinéma, je préfère être révolté (Dupont la joie) ou dans une certaine mesure mal à l’aise (Requiem for a dream) si cela me permet d’avoir une réelle expérience et non juste quelque chose de fade. Je ne veux pas juste jouer parce qu’il n’y a rien à la télé ce soir-là.
Du coup, la divergence avec cette frange de la scène indie US devient évidente. Ils sont prêts à sacrifier ce que je recherche (cette forme immersion) pour leur objectif. De mon côté, je veux surtout me servir de ce que je peux récupérer dans ce qu’ils apportent pour atteindre le mien, n’ayant aucun scrupule à bazarder le reste si je pense que l’expérience de jeu n’en est que meilleure. Ce n’est donc pas une opposition fondamentale, irréconciliable, mais juste une question de priorité. Il me paraît évident que si leurs solutions ne peuvent pas me convenir à 100% pour l’instant, certains éléments comme la liberté perçue par les joueurs, ou les outils pour structure une histoire, peuvent en effet sinon favoriser la réception, au moins provoquer un ressenti plus intense. Par exemple, les sentiments de fierté ou de culpabilité, et tout ce qui a un lien avec la responsabilisation, est d’autant plus facile à provoquer que les joueurs ont l’impression d’être libres.
Pour donner un exemple, un de mes scénarios favoris est « This generation shall not pass » de Benoît Attinost pour son jeu en projet, Within. Dans ce scénario, il y a un passage redoutablement efficace qui, à chaque partie, ne manque pas de créer des sensations fortes chez les joueurs. Et pourtant, il n’y a rien. Aucune intrigue. Aucun événement. Aucune histoire à proprement parler. Rien. Juste une ambiance, un rythme, une tension. Pourtant, cette phase de jeu est, pour ainsi dire à chaque fois, vécue beaucoup plus intensément (et donc à mon avis plus intéressante) que, par exemple, un whodunit où les joueurs demandent la solution à 6h du matin parce qu’ils voient bien qu’ils ne finiront pas le scénario. Typiquement, dans ce second type de partie, la trame initiale est peut-être bonne mais il manque quelque chose au niveau de la façon dont les joueurs la reçoivent et l’exploitent.
Enfin, il existe de nombreuses techniques pour améliorer ce ressenti. Parmi les plus faciles à mettre en oeuvre, on peut citer : l’éclairage et la musique ; l’utilisation de symboles forts (façon Macbeth) ; des personnages crées sur mesure ; des arcs de PJ à l’avenant ; une dynamique entre les PJ qui crée des relations conflictuelles et sentimentales ; se servir des PNJ pour donner des feedbacks aux joueurs (que ce soit en acclamant les personnages ou en leur jetant des pierres) ; augmenter la pression et les enjeux ; éviter le plus possible les jets de dés qui ne soient pas stressants (perception, discrétion, résistance aux poisons, etc…) ; brouiller les perceptions des personnages ; les mettre face à des situations moralement ambiguës, donner des pnjs complexes comme des anciennes victimes devenus grands méchants, proposer des victoires à la Pyrrhus, etc. Toutefois, par opposition aux techniques dites « narrativistes » dont je parlais plus haut, celles-ci ont pour la plupart la caractéristique d’être implicites et d’autant plus efficaces qu’elles ne sont pas remarquées (ce qui couperait net l’immersion). Mais il n’y a pas de raison de se limiter uniquement à une approche illusionniste. De ce point de vue, un jeu comme Dogs in the vineyard est très intéressant car il mélange les deux approches.
Je suis persuadé qu’il y aurait matière à chercher à faire des petits jeux sur le modèle des jeux indies qui vont dans ce sens là de l’hybridation des styles. On peut les imaginer centrés sur les trois catégories de Murray : l’immersion, l’agency (en très gros, le pouvoir d’agir) et les transformations (travestissement, variété, personnelle). Cela pourrait être un test intéressant permettant de voir si ce genre de choses tient la route. Par contre, cela implique de se départir d’une philosophie de conception orientée vers le tout mécanique, de ne pas hésiter à faire passer certaines règles par le biais du scénario et de principes d’animation pour le MJ, (et pourquoi pour les joueurs entre eux), et de voir enfin le système pour ce qu’il provoque, suscite ou tente les joueurs, et non uniquement pour ce qu’il force à faire.
Dernière modification : 23/01/20185
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